Le pouvoir adjudicateur doit justifier des modalités d’appréciation de la candidature de l’attributaire pressenti

Catégorie

Contrats publics

Date

October 2014

Temps de lecture

6 minutes

CE 17 septembre 2014 Société Delta Process, req. n° 378722 : mentionné aux tables du Rec. CE

Par une décision du 17 septembre 2013, le Conseil d’Etat a estimé que, face à un moyen tiré de l’insuffisance des capacités de l’attributaire pressenti du marché, il appartient au pouvoir adjudicateur de transmettre au juge du référé précontractuel les éléments permettant d’apprécier s’il a commis une erreur manifeste d’appréciation sur les capacités professionnelles, techniques et financières du candidat.

Rappelons qu’il ressort de l’office du juge du précontractuel de vérifier le bien-fondé des motifs d’exclusion ou d’admission des candidatures 1) CE 28 avril 2006 Société Abraham Bâtiment Travaux Publics (SABTP), req. n° 286443 : mentionné aux tables du Rec. CE : « […] dans le cadre de ce contrôle de pleine juridiction, le juge vérifie en particulier les motifs de l’exclusion ou de l’admission d’un candidat dans le cadre de la procédure d’attribution d’un marché ; qu’en jugeant que la candidature de la SABTP ne présentait pas des garanties suffisantes et que la collectivité avait ainsi méconnu ses obligations de mise en concurrence, le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Saint-Pierre et Miquelon, même s’il a indiqué que la commission d’appel d’offres avait commis une erreur d’appréciation, n’a pas entendu substituer son appréciation à celle de la commission d’appel d’offres mais s’est borné à contrôler, ainsi qu’il le lui appartenait, le bien-fondé des motifs pour lesquels la commission d’appel d’offres avait estimé que la candidature de la SABTP présentait des garanties techniques et financières suffisantes pour exécuter le marché public susceptible de lui être attribué […] ». Ainsi, dès lors qu’un tel moyen est soulevé par un candidat recevable à le faire, le juge des référés précontractuels contrôle les conditions d’admission d’une candidature dont l’offre a été retenue 3) CE 11 avril 2012 SYNDICAT ODY 1218 NEWLINE DU LLOYD’S DE LONDRES, req. n° 354652 : mentionné au Rec. CE : « […] le choix de l’offre d’un candidat irrégulièrement retenu est susceptible d’avoir lésé le candidat qui invoque ce manquement, à moins qu’il ne résulte de l’instruction que sa candidature devait elle-même être écartée, ou que l’offre qu’il présentait ne pouvait qu’être éliminée comme inappropriée, irrégulière ou inacceptable[…] ». .

Par sa décision du 17 septembre 2014, le Conseil d’Etat précise expressément que le contrôle de l’appréciation portée par le pouvoir adjudicateur sur les capacités professionnelles, techniques et financières d’une candidature se limite à l’erreur manifeste éventuellement commise lors de cette analyse, même si l’on pouvait trouver les prémisses de cette solution dans un précédent arrêt 2) CE 24 juin 2011 Commune de Rouen, req. n° 347840 ou dans des conclusions 4) Voir en ce sens Bertrand Dacosta, concl. communes sur CE 8 août 2008 Région de Bourgogne, req. n° 307143, Commune de Nanterre, req. n° 309136,et Centre hospitalier Edmond Garcin, req. n° 309652, BJCP 2008/61, p. 410 : « Les pouvoirs adjudicateurs doivent vérifier les capacités techniques, professionnelles et financières des candidats ; ils peuvent, en outre, fixer des niveaux de capacité minimaux ; s’ils ont usé de cette capacité, ils doivent éliminer les candidatures qui n’y satisfont pas ; mais le fait de ne pas en avoir usé n’exclut pas une vérification. Pour prendre un exemple simple, le pouvoir adjudicateur peut réclamer, sur le fondement de l’arrêté du 28 août 2006 pris pour l’application de l’article 45 du code, une déclaration indiquant l’outillage, le matériel et l’équipement technique dont le candidat dispose. Le simple examen de cette déclaration doit permettre d’écarter le candidat qui ne dispose manifestement pas de la capacité technique requise par le marché, sans qu’un niveau minimal spécifique ait été fixé ».. Au demeurant, l’étendue du contrôle du juge sur les appréciations portées sur les candidatures avait déjà limitée à l’erreur manifeste d’appréciation dans le cadre de l’excès de pouvoir 5) CE 23 janvier 2012 Commune de Six-Fours-les-Plages, req. n° 346970 : « Considérant que le juge de l’excès de pouvoir ne peut censurer l’appréciation portée par l’autorité administrative, en application de cet article, sur les garanties et capacités techniques et financières que présentent les candidats à un marché public, ainsi que sur leurs références professionnelles, que dans le cas où cette appréciation est entachée d’une erreur manifeste »..

Néanmoins, sans qu’une erreur manifeste d’appréciation ait pu être établie, le Conseil d’Etat estime que le juge du référé précontractuel peut annuler une procédure de passation si le pouvoir adjudicateur ne lui fournit pas les éléments lui permettant de contrôler comment ont été appréciées les capacités professionnelles, techniques et financières d’un candidat – et notamment, son dossier de candidature.

En l’espèce, le département Saône-et-Loire a attribué au groupement constitué des sociétés Delta Process et Accéo un marché portant sur la mise en place et la gestion d’un dispositif d’accessibilité aux services départementaux à l’attention des personnes sourdes et malentendantes. La société Websourd, candidate évincée, a saisi le juge des référés d’une demande tendant à l’annulation de la procédure de passation du marché.

Le juge des référés a fait droit à cette demande en se fondant sur la circonstance que ni le département, ni le groupement attributaire n’a justifié devant lui que ce dernier détenait les capacités professionnelles et techniques exigées et n’avait pas besoin de recourir à des moyens externes pour l’exécution du marché.

Pour le Conseil d’Etat, le juge des référés n’a commis aucune erreur de droit en se fondant « sur l’absence d’éléments suffisants, à défaut notamment de la production par le département ou le groupement attributaire, au cours de l’instruction, du dossier de candidature du groupement, pour qu’il soit procédé au contrôle de l’appréciation que le département était tenu de porter sur la candidature du groupement ».

En d’autres termes, il s’agit ici d’un renversement de la charge de la preuve : si le requérant soulève un moyen tiré de l’insuffisance des capacités professionnelles, techniques et financières de l’attributaire pressenti, il appartient alors au pouvoir adjudicateur de transmettre « notamment » le dossier de candidature au juge des référés pour que celui-ci puisse vérifier le bien-fondé de l’analyse portée sur les capacités de ce candidat. A défaut de transmission d‘éléments « suffisants » pour contrôler l’analyse effectuée par le pouvoir adjudicateur, la procédure peut être annulée 6) Pour une solution a priori différente s’agissant des documents intéressant l’analyse de l’offre de l’attributaire (procès-verbal et dossier d’offre), voir CE 6 mars 2009 Syndicat mixte de la région d’Auray Belz Quiberon, req. n° 321217, jugeant qu’il ne ressort pas de l’office du juge du précontractuel d’ordonner la communication de ces documents., sans pour autant que l’erreur manifeste d’appréciation ait été établie.

Il faut espérer que cette solution ne vaudra qu’à la condition que le requérant fasse état de « commencements de preuve » suffisamment sérieux pour que le moyen soit accueilli sans être établi : sans cela, un seul défaut de vigilance dans la transmission de documents (la procédure du référé précontractuel étant conduite dans des conditions d’urgence parfois incompatible avec le fonctionnement de certaines administrations), ou encore une hésitation sur la transmission de documents couverts par le secret peut entraîner l’annulation pure et simple de la procédure.

Cette solution pose en effet la question de la confidentialité des éléments d’un dossier de candidature, certains étant susceptibles d’être couverts par le secret industriel et commercial (et notamment ce que la CADA énonce comme « le secret des informations économiques et financières », soit le chiffre d’affaires global, ou encore la part du chiffre d’affaires correspondant aux prestations commandées 7) http://www.cada.fr/le-secret-en-matiere-commerciale-et-industrielle,6239.html ) – certes, sans doute dans des proportions moins importantes que lorsqu’est en cause un dossier d’offre.

Force est toutefois de constater qu’en l’état, sur la question de la communication à l’autre partie en référé précontractuel d’éléments susceptibles d’être couverts par le secret des affaires, le Conseil d’Etat fait prévaloir une conception très stricte du principe du contradictoire 8) CE 10 juin 2009 Société Baudin Châteauneuf, req. n° 320037 : « le juge s’est fondé sur le contenu de ces documents, sans les communiquer à la Société Baudin Châteauneuf, et sans s’assurer qu’ils avaient été communiqués directement à cette société ; que par suite, à supposer même que ces documents aient été couverts par le secret industriel et commercial, et quand bien même ils lui auraient été communiqués après la lecture de l’ordonnance attaquée, la société est fondée à soutenir que cette ordonnance est intervenue en méconnaissance du caractère contradictoire de la procédure ; qu’il y a lieu de l’annuler pour ce motif »., là où la Cour de justice des Communautés européennes a admis que certains éléments ne soient réservés qu’au juge 9) CJCE 14 février 2008 Varec SA c/ Belgique, aff. C-450/06 : « que l’instance responsable des recours […] doit garantir la confidentialité et le droit au respect des secrets d’affaires au regard des informations contenues dans les dossiers qui lui sont communiqués par les parties à la cause, notamment par le pouvoir adjudicateur, tout en pouvant elle-même connaître de telles informations et les prendre en considération. Il appartient à cette instance de décider dans quelle mesure et selon quelles modalités il convient de garantir la confidentialité et le secret de ces informations, en vue des exigences d’une protection juridique effective et du respect des droits de la défense des parties au litige et, dans le cas d’un recours juridictionnel ou d’un recours auprès d’une instance qui est une juridiction […], afin que la procédure respecte, dans son ensemble, le droit à un procès équitable »..

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1. CE 28 avril 2006 Société Abraham Bâtiment Travaux Publics (SABTP), req. n° 286443 : mentionné aux tables du Rec. CE : « […] dans le cadre de ce contrôle de pleine juridiction, le juge vérifie en particulier les motifs de l’exclusion ou de l’admission d’un candidat dans le cadre de la procédure d’attribution d’un marché ; qu’en jugeant que la candidature de la SABTP ne présentait pas des garanties suffisantes et que la collectivité avait ainsi méconnu ses obligations de mise en concurrence, le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Saint-Pierre et Miquelon, même s’il a indiqué que la commission d’appel d’offres avait commis une erreur d’appréciation, n’a pas entendu substituer son appréciation à celle de la commission d’appel d’offres mais s’est borné à contrôler, ainsi qu’il le lui appartenait, le bien-fondé des motifs pour lesquels la commission d’appel d’offres avait estimé que la candidature de la SABTP présentait des garanties techniques et financières suffisantes pour exécuter le marché public susceptible de lui être attribué […] »
2. CE 24 juin 2011 Commune de Rouen, req. n° 347840
3. CE 11 avril 2012 SYNDICAT ODY 1218 NEWLINE DU LLOYD’S DE LONDRES, req. n° 354652 : mentionné au Rec. CE : « […] le choix de l’offre d’un candidat irrégulièrement retenu est susceptible d’avoir lésé le candidat qui invoque ce manquement, à moins qu’il ne résulte de l’instruction que sa candidature devait elle-même être écartée, ou que l’offre qu’il présentait ne pouvait qu’être éliminée comme inappropriée, irrégulière ou inacceptable[…] ».
4. Voir en ce sens Bertrand Dacosta, concl. communes sur CE 8 août 2008 Région de Bourgogne, req. n° 307143, Commune de Nanterre, req. n° 309136,et Centre hospitalier Edmond Garcin, req. n° 309652, BJCP 2008/61, p. 410 : « Les pouvoirs adjudicateurs doivent vérifier les capacités techniques, professionnelles et financières des candidats ; ils peuvent, en outre, fixer des niveaux de capacité minimaux ; s’ils ont usé de cette capacité, ils doivent éliminer les candidatures qui n’y satisfont pas ; mais le fait de ne pas en avoir usé n’exclut pas une vérification. Pour prendre un exemple simple, le pouvoir adjudicateur peut réclamer, sur le fondement de l’arrêté du 28 août 2006 pris pour l’application de l’article 45 du code, une déclaration indiquant l’outillage, le matériel et l’équipement technique dont le candidat dispose. Le simple examen de cette déclaration doit permettre d’écarter le candidat qui ne dispose manifestement pas de la capacité technique requise par le marché, sans qu’un niveau minimal spécifique ait été fixé ».
5. CE 23 janvier 2012 Commune de Six-Fours-les-Plages, req. n° 346970 : « Considérant que le juge de l’excès de pouvoir ne peut censurer l’appréciation portée par l’autorité administrative, en application de cet article, sur les garanties et capacités techniques et financières que présentent les candidats à un marché public, ainsi que sur leurs références professionnelles, que dans le cas où cette appréciation est entachée d’une erreur manifeste ».
6. Pour une solution a priori différente s’agissant des documents intéressant l’analyse de l’offre de l’attributaire (procès-verbal et dossier d’offre), voir CE 6 mars 2009 Syndicat mixte de la région d’Auray Belz Quiberon, req. n° 321217, jugeant qu’il ne ressort pas de l’office du juge du précontractuel d’ordonner la communication de ces documents.
7. http://www.cada.fr/le-secret-en-matiere-commerciale-et-industrielle,6239.html
8. CE 10 juin 2009 Société Baudin Châteauneuf, req. n° 320037 : « le juge s’est fondé sur le contenu de ces documents, sans les communiquer à la Société Baudin Châteauneuf, et sans s’assurer qu’ils avaient été communiqués directement à cette société ; que par suite, à supposer même que ces documents aient été couverts par le secret industriel et commercial, et quand bien même ils lui auraient été communiqués après la lecture de l’ordonnance attaquée, la société est fondée à soutenir que cette ordonnance est intervenue en méconnaissance du caractère contradictoire de la procédure ; qu’il y a lieu de l’annuler pour ce motif ».
9. CJCE 14 février 2008 Varec SA c/ Belgique, aff. C-450/06 : « que l’instance responsable des recours […] doit garantir la confidentialité et le droit au respect des secrets d’affaires au regard des informations contenues dans les dossiers qui lui sont communiqués par les parties à la cause, notamment par le pouvoir adjudicateur, tout en pouvant elle-même connaître de telles informations et les prendre en considération. Il appartient à cette instance de décider dans quelle mesure et selon quelles modalités il convient de garantir la confidentialité et le secret de ces informations, en vue des exigences d’une protection juridique effective et du respect des droits de la défense des parties au litige et, dans le cas d’un recours juridictionnel ou d’un recours auprès d’une instance qui est une juridiction […], afin que la procédure respecte, dans son ensemble, le droit à un procès équitable ».

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