Responsabilité sans faute : l’illégalité de l’autorisation de construire un ouvrage public ne saurait par elle-même suffire à caractériser l’anormalité du préjudice résultant de la présence de celui-ci

Catégorie

Droit administratif général

Date

September 2016

Temps de lecture

6 minutes

CE 28 septembre 2016 OPH Gironde Habitat, req. n° 389581 : Mentionné aux tables du recueil Lebon Le Conseil d’Etat précise comment il y a lieu d’apprécier si le préjudice résultant, pour les résidents d’une habitation, de la présence d’un ouvrage public constitué par des logements réalisés par un office public de l’habitat revêt ou non un caractère anormal. 1 Le contexte En 2005, l’office public d’aménagement et de construction (OPAC) Gironde Habitat, devenu l’office public de l’habitat (OPH) Gironde Habitat, a été autorisé par le préfet à réaliser un lotissement constitué de vingt-et-un lots sur le territoire d’une commune. Par arrêté du 1er mars 2006, le maire de cette commune lui a accordé un permis de construire sur le lot n° 21, destiné à la réalisation de vingt logements locatifs à vocation sociale dont la livraison est intervenue en 2008. Les résidents de la propriété contigüe à ce lot n° 21 ont demandé au tribunal administratif de condamner l’OPH Gironde Habitat à leur verser diverses sommes (pour certains résidents, en réparation des troubles dans leurs conditions d’existence résultant de la construction litigieuse et au titre des mesures compensatoires à mettre en œuvre, pour d’autres, en réparation du préjudice résultant de la perte de valeur vénale de leur bien immobilier). Le tribunal administratif a rejeté cette demande. En revanche, la cour administrative d’appel, après avoir relevé que le permis de construire avait été accordé en méconnaissance des règles d’urbanisme applicables et que les intéressés ne pouvaient, dès lors, s’attendre à une telle réalisation sur le terrain contigu à leur propriété a, à l’inverse, mis à la charge de l’OPH Gironde Habitat une somme de 124 000 euros en réparation des préjudices subis. Ce dernier s’est en conséquence pourvu en cassation. 2 La responsabilité sans faute liée à la présence d’un ouvrage public La simple présence d’un ouvrage public peut être constitutive d’un préjudice pour les tiers et il s’agit là, pour son propriétaire, d’une responsabilité sans faute. Il pourra en résulter un droit à réparation si ce préjudice est à la fois anormal, en excédant « les inconvénients que peuvent être normalement appelés à supporter les voisins d’un ouvrage public » 1) CE 20 mars 1968 Scalia, req. n° 68572 : Rec. CE T. p. 1136., et spécial, en ne concernant que certaines personnes (en principes les riverains ou voisins). 3 Le cas de l’ouvrage constitué par des logements en zone urbanisée 3.1 Les immeubles édifiés par les offices publics d’aménagement et de construction (OPAC) constituent des ouvrages publics 2) CE 4 février 1983 Bergoni, req. n° 25318 : Rec. CE T. p. 895., tout comme ceux édifiés par les offices publics d’habitation à loyer modéré (OPHLM) 3) CE Sect. 10 mars 1978 OPHLM de la ville de Nancy, req. n° 04396 : Rec. CE p. 121., les uns et les autres étant désormais remplacés par les offices publics de l’habitat. Ils peuvent donc, théoriquement, également être à l’origine d’un préjudice pour leur voisinage. 3.2 Mais encore faut-il que celui-ci présente un caractère anormal en dépassant les inconvénients normaux du voisinage et, en 1978, le Conseil d’Etat avait déjà jugé, à propos de la construction par un OPHLM d’un immeuble de six étages entraînant une diminution de l’ensoleillement et de la luminosité de la maison voisine, « que les troubles de voisinage qu’entraîne la présence de l’ouvrage public dont s’agit pour la maison [voisine] ne sont pas supérieurs à ceux qui affectent tout propriétaire d’une parcelle sise en zone urbaine et qui se trouve normalement exposé au risque de voir des immeubles collectifs édifiés sur les parcelles » 4) CE Sect. 10 mars 1978, préc.. 3.3 C’est cette solution que rappelle expressément le Conseil d’Etat par son arrêt du 28 septembre 2016 :

    « Considérant que pour retenir la responsabilité sans faute du propriétaire d’un ouvrage public à l’égard des tiers par rapport à cet ouvrage, le juge administratif apprécie si le préjudice allégué revêt un caractère anormal ; qu’il lui revient d’apprécier si les troubles permanents qu’entraîne la présence de l’ouvrage public sont supérieurs à ceux qui affectent tout résident d’une habitation située dans une zone urbanisée, et qui se trouve normalement exposé au risque de voir des immeubles collectifs édifiés sur les parcelles voisines ».

Ainsi, il est considéré que le résident d’une habitation située dans une zone urbanisée « se trouve normalement exposé au risque de voir des immeubles collectifs édifiés sur les parcelles voisines », et c’est donc en ayant ce risque normal présent à l’esprit qu’il convient d’apprécier si le préjudice résultant de la présence d’un nouvel immeuble collectif est réellement anormal. 3.4 On retrouve là, du reste, une analyse qui est également celle du juge judiciaire, et notamment de la Cour de cassation, en matière de responsabilité pour trouble anormal de voisinage, « responsabilité autonome détachée de toute faute » 5) Cass. civ. 2ème, 28 mars 2013, pourvoi n° 12-13917.. La construction ou la modification d’un immeuble n’est en effet pas nécessairement constitutive d’un trouble anormal de voisinage lorsqu’elle intervient dans une zone déjà urbanisée où, schématiquement, le voisin doit s’attendre à ce que la situation évolue 6) Cass. civ. 3ème, 20 janvier 2015, pourvoi n° 13-24558 : « Mais attendu qu’ayant souverainement retenu que, si l’édification de l’immeuble de M. Y… causait une gêne à Mme X…, dont le terrain était à l’origine entouré de vergers, celle-ci, en devenant propriétaire d’un bien situé dans une artère de la commune de La Rochelle, bordée de lotissements composés de parcelles de faibles dimensions, devait s’attendre à une forte urbanisation dans son voisinage et, notamment, à ce que le propriétaire du fonds limitrophe y édifie un bâtiment en limite séparative comme le permet le plan d’occupation des sols, la cour d’appel, qui en a déduit que la situation dont se plaignait Mme X… n’excédait manifestement pas le trouble normal de voisinage, a pu rejeter les demandes de cette dernière ». – Cass. civ. 3ème, 21 octobre 2009, pourvoi n° 08-16692 : « Mais attendu qu’ayant retenu que nul n’était assuré de conserver son environnement qu’un plan d’urbanisme pouvait toujours remettre en question, la cour d’appel, qui a constaté que l’immeuble de la copropriété Le Rif Nel avait été bâti dans une zone très urbanisée d’Huez en Oisans dont l’environnement immédiat était constitué, entre autres, d’immeubles plus élevés que celui de la Résidence Chalet Alpina édifié par la SCA, et que Mme Y… devait, dans un lotissement, s’attendre à être privée d’un avantage d’ensoleillement déjà réduit par sa position au premier étage formant rez de chaussée, la cour d’appel […], en a souverainement déduit que la construction de la Résidence Chalet Alpina ne constituait pas un trouble anormal du voisinage et a légalement justifié sa décision »). – CA Rouen 10 janvier 2007, RG : 05/03149 : « que le fait que la construction, qui comporte un étage de plus que les anciens bâtiments désaffectés, cache une partie du clocher de l’église ne saurait s’interpréter comme un trouble anormal causant un préjudice aux riverains, dès lors que cette élévation, modérée, s’inscrit dans un développement urbain et entre dans les prévisions raisonnables d’un développement et d’une harmonisation citadine ».. 3.5 Il est probable que cette jurisprudence, tant administrative que judiciaire, tende à se renforcer, à l’heure où l’objectif désormais poursuivi par le législateur est de densifier les zones déjà urbanisées afin de lutter contre l’artificialisation des sols, l’étalement urbain et la consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers 7) Articles L. 101-2, L. 141-6 et L. 151-4 du code de l’urbanisme notamment.. 4 La question de l’incidence de l’illégalité de l’autorisation d’urbanisme 4.1 Dans ce contexte, la circonstance que l’ouvrage public ait été irrégulièrement édifié, à la faveur d’une autorisation d’urbanisme illégale (voire de son absence), est-elle de nature à influer sur l’anormalité du préjudice en résultant ? Le Conseil d’Etat avait déjà admis, dans le cas d’une construction sans permis de construire sur laquelle le voisin avait vainement alerté à plusieurs reprises le préfet, que l’absence d’application de la législation et de la réglementation y afférentes avaient causé au voisin « un préjudice qui, en raison de son caractère spécial et anormal, ne saurait être regardé comme une charge incombant normalement à l’intéressé et qui, par suite, est de nature à lui ouvrir droit à réparation » 8) CE Ass. 20 mars 1974 Ministre de l’aménagement du territoire, de l’équipement, du logement et du tourisme, req. n° 90547 : Rec. CE p. 200, concl. Rougevin-Baville.. 4.2 Au cas présent, la cour administrative d’appel avait considéré que « les troubles de voisinage qu’entraîne, pour les [voisins], la présence des ouvrages publics ainsi érigés par l’OPH Gironde Habitat revêtent en l’espèce un caractère anormal et spécial, dès lors que les intéressés ne pouvaient s’attendre, compte tenu des règles d’urbanisme applicables, à la réalisation d’un tel projet sur le terrain contigu à leur propriété » 9) CAA Bordeaux 19 février 2015, req. n° 13BX01410, point 14.. Dans son arrêt du 28 septembre 2016, le Conseil d’Etat juge toutefois, pour sa part que :

    « l’illégalité affectant une autorisation d’urbanisme ne saurait par elle-même suffire à caractériser l’anormalité du préjudice ».

Solution qui peut paraître logique : la faute (l’illégalité de l’autorisation d’urbanisme) n’est pas en elle-même constitutive de l’anormalité dans le cadre de la responsabilité sans faute.

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References   [ + ]

1. CE 20 mars 1968 Scalia, req. n° 68572 : Rec. CE T. p. 1136.
2. CE 4 février 1983 Bergoni, req. n° 25318 : Rec. CE T. p. 895.
3. CE Sect. 10 mars 1978 OPHLM de la ville de Nancy, req. n° 04396 : Rec. CE p. 121.
4. CE Sect. 10 mars 1978, préc.
5. Cass. civ. 2ème, 28 mars 2013, pourvoi n° 12-13917.
6. Cass. civ. 3ème, 20 janvier 2015, pourvoi n° 13-24558 : « Mais attendu qu’ayant souverainement retenu que, si l’édification de l’immeuble de M. Y… causait une gêne à Mme X…, dont le terrain était à l’origine entouré de vergers, celle-ci, en devenant propriétaire d’un bien situé dans une artère de la commune de La Rochelle, bordée de lotissements composés de parcelles de faibles dimensions, devait s’attendre à une forte urbanisation dans son voisinage et, notamment, à ce que le propriétaire du fonds limitrophe y édifie un bâtiment en limite séparative comme le permet le plan d’occupation des sols, la cour d’appel, qui en a déduit que la situation dont se plaignait Mme X… n’excédait manifestement pas le trouble normal de voisinage, a pu rejeter les demandes de cette dernière ». – Cass. civ. 3ème, 21 octobre 2009, pourvoi n° 08-16692 : « Mais attendu qu’ayant retenu que nul n’était assuré de conserver son environnement qu’un plan d’urbanisme pouvait toujours remettre en question, la cour d’appel, qui a constaté que l’immeuble de la copropriété Le Rif Nel avait été bâti dans une zone très urbanisée d’Huez en Oisans dont l’environnement immédiat était constitué, entre autres, d’immeubles plus élevés que celui de la Résidence Chalet Alpina édifié par la SCA, et que Mme Y… devait, dans un lotissement, s’attendre à être privée d’un avantage d’ensoleillement déjà réduit par sa position au premier étage formant rez de chaussée, la cour d’appel […], en a souverainement déduit que la construction de la Résidence Chalet Alpina ne constituait pas un trouble anormal du voisinage et a légalement justifié sa décision »). – CA Rouen 10 janvier 2007, RG : 05/03149 : « que le fait que la construction, qui comporte un étage de plus que les anciens bâtiments désaffectés, cache une partie du clocher de l’église ne saurait s’interpréter comme un trouble anormal causant un préjudice aux riverains, dès lors que cette élévation, modérée, s’inscrit dans un développement urbain et entre dans les prévisions raisonnables d’un développement et d’une harmonisation citadine ».
7. Articles L. 101-2, L. 141-6 et L. 151-4 du code de l’urbanisme notamment.
8. CE Ass. 20 mars 1974 Ministre de l’aménagement du territoire, de l’équipement, du logement et du tourisme, req. n° 90547 : Rec. CE p. 200, concl. Rougevin-Baville.
9. CAA Bordeaux 19 février 2015, req. n° 13BX01410, point 14.

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