La nouvelle approche de l’obligation de respect du droit de la concurrence par les autorités gestionnaires du domaine public

Catégorie

Contrats publics

Date

June 2012

Temps de lecture

7 minutes

CE 23 mai 2012 RATP c/ société 20 minutes France, req. n° 348909, à publier au Recueil CE.

Cette affaire  intéresse une autorisation d’occupation du domaine public accordée par la RATP à la SA Bolloré, au terme d’une procédure de publicité et de mise en concurrence, aux fins d’installer au sein des stations de métro des présentoirs permettant la distribution aux voyageurs de journaux gratuits. La société 20 minutes, concurrente directe de la SA Bolloré, et qui avait participé sans succès à ladite procédure de mise en concurrence, a décidé de contester les décisions attribuant cette autorisation d’occupation domaniale. Celles-ci ont été annulées en première instance, et la Cour administrative d’appel de Paris a refusé de faire droit à la demande de sursis à exécution que la RATP a présenté à l’encontre du jugement. C’est ce refus que le Conseil d’Etat censure, en ordonnant le sursis à exécution du jugement annulant les décisions attaquées[1].

Le ton avait déjà été donné à la lecture de l’arrêt « Jean Bouin »[2], lorsque la Haute Juridiction avait affirmé l’autonomie du droit de l’occupation domaniale à l’égard de celui applicable aux délégations de service public, et exclu que la conclusion d’une convention d’occupation domaniale doive être précédée d’une procédure de publicité et de mise en concurrence, même lorsque l’occupant est un opérateur sur un marché concurrentiel.

Le Conseil d’Etat confirme sans ambigüité cette position par son arrêt « RATP », en adoptant un considérant de principe qui, s’il rappelle qu’une personne publique ne peut pas frontalement méconnaître le droit de la concurrence, y compris dans l’attribution des autorisations d’occuper le domaine public, laisse toutefois une conséquente marge de manœuvre aux autorités gestionnaires, compte tenu de l’application du principe qu’il retient en l’espèce.

Les juges ont en effet considéré que « […] l’autorité chargée de la gestion du domaine public peut autoriser une personne privée à occuper une dépendance de ce domaine en vue d’y exercer une activité économique, à la condition que cette occupation soit compatible avec l’affectation et la conservation de ce domaine ; que la décision de délivrer ou non une telle autorisation, que l’administration n’est jamais tenue d’accorder, n’est pas susceptible, par elle-même, de porter atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie, dont le respect implique, d’une part, que les personnes publiques n’apportent pas aux activités de production, de distribution ou de services exercées par des tiers des restrictions qui ne seraient pas justifiées par l’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi et, d’autre part, qu’elles ne puissent prendre elles-mêmes en charge une activité économique sans justifier d’un intérêt public ; que la personne publique ne peut toutefois délivrer légalement une telle autorisation lorsque sa décision aurait pour effet de méconnaître le droit de la concurrence, notamment en plaçant automatiquement l’occupant en situation d’abuser d’une position dominante, contrairement aux dispositions de l’article L. 420-2 du code de commerce […] ».

Ce faisant, le Conseil d’Etat abandonne en partie l’approche adoptée par son arrêt « Société E.D.A. c/ Aéroports de Paris »[3], qui avait retenu l’obligation pour l’autorité gestionnaire de respecter à la fois la liberté de commerce et d’industrie et les règles de l’ordonnance du 1er décembre 1986, soit la prohibition des règles anticoncurrentielles, désormais codifiée aux articles L. 420-1 et suivants du code de commerce.

D’une première part, la Haute Juridiction considère par principe qu’en elle-même, une autorisation d’occupation domaniale ne peut pas porter atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie, abandonnant en cela une partie de son raisonnement de 1999.

Cette première affirmation ne laisse apparemment aucune place à une appréciation au cas d’espèce : le juge semble retenir qu’une telle autorisation n’est jamais un droit des opérateurs, et qu’en conséquence, elle n’est pas susceptible en elle-même d’affecter la liberté du commerce et de l’industrie. C’est d’ailleurs sur ce point que l’arrêt de la Cour administrative d’appel est censuré, puisqu’il avait refusé de sursoir à l’exécution du jugement annulant les décisions attaquées, au motif qu’elles méconnaissaient la liberté du commerce et de l’industrie.

Plus encore, d’une manière particulièrement intéressante, et sans que cela soit exactement le sujet du litige, le Conseil d’Etat profite de ce recadrage pour rappeler ce que signifie le respect de la liberté du commerce et de l’industrie par les personnes publiques, qu’il semble traduire par deux principes exhaustifs. Premièrement, par son activité réglementaire, l’administration ne doit pas apporter de restrictions excessives aux activités économiques (c’est la jurisprudence traditionnelle liée par exemple à l’interdiction de principe faite aux autorités de police administrative de soumettre à autorisation préalable l’exercice d’une activité économique[4]). Deuxièmement, comme l’avait déjà rappelé l’arrêt « Ordre des avocats à la cour d’appel de Paris »[5], les personnes publiques ne peuvent assumer une activité économique que si elles justifient d’un intérêt public à ce faire. La jurisprudence « Chambre en détail de Nevers »[6], rendue il y a presque un siècle, reste donc toujours d’actualité. 

D’autre part, le Conseil d’Etat réserve l’interdiction de délivrer une autorisation d’occupation domaniale aux cas dans lesquels cette délivrance aurait pour effet mécanique de placer l’occupant en situation de commettre une pratique anticoncurrentielle. La règle était moins formellement énoncée par l’arrêt de 1999, qui indiquait plus souplement que ces règles de la concurrence devaient être « prises en considération » lors de la délivrance des titres d’occupation domaniale.

A cet égard, on peut s’interroger sur la réalité de l’obligation de mise en concurrence qui découlerait du respect de la prohibition des pratiques anticoncurrentielles, que la doctrine a pu identifier dans l’arrêt « E.D.A. »[7]. Dans l’absolu, le but étant de ne pas favoriser une entreprise à tel point qu’elle soit placée dans une situation anticoncurrentielle (et notamment un abus de position dominante), la meilleure façon d’éviter un tel risque serait non pas de mettre en concurrence tous les opérateurs pour sélectionner l’occupant finalement retenu, mais de permettre à chacun des opérateurs de pouvoir bénéficier d’une occupation domaniale. C’est exactement la logique retenue dans la gestion des infrastructures d’accueil des réseaux de télécoms par le code des postes et des communications électroniques.

Si l’autorisation d’occupation domaniale place effectivement l’attributaire unique en situation d’abuser nécessairement d’une position dominante, l’illégalité pourrait aussi bien être constituée, malgré la procédure de mise en concurrence suivie. C’était d’ailleurs exactement le cas en l’espèce, puisque la RATP avait suivi une procédure de publicité et de mise en concurrence pour choisir l’occupant de son domaine public, et une telle considération n’a pas amené le juge à exclure qu’elle puisse avoir méconnu les règles du droit de la concurrence.  

L’application du principe énoncé au cas d’espèce est tout aussi intéressante, même si la Haute Juridiction est pour le moins lapidaire dans son analyse de l’existence ou non d’une méconnaissance des règles du droit de la concurrence.

Dans l’affaire « E.D.A », le Conseil d’Etat avait sursis à statuer pour saisir le Conseil de la Concurrence d’une demande d’avis sur le marché pertinent des loueurs de voitures, et sur les incidences sur la concurrence de la procédure suivie par Aéroports de Paris, qui avait exigé des prétendants à l’occupation la remise d’offres portant nécessairement sur Orly et Roissy-Charles de Gaulle, sans possibilité de scission des offres entre les deux aéroports. Il ne s’était donc finalement pas prononcé sur la situation anticoncurrentielle dont les requérants faisaient état.

En l’espèce, à la question de savoir si la RATP avait méconnu les règles du droit de la concurrence en accordant à la seule société Bolloré SA le droit d’installer des présentoirs de distribution de journaux, le Conseil d’Etat répond sans renvoyer à une demande d’avis du Conseil de la concurrence : un tel moyen n’est pas de nature à permettre de confirmer l’annulation de la décision de signer le contrat d’occupation ou de la décision refusant d’y mettre un terme.  

La présence de présentoirs permanents de distribution de journaux au sein même du métro constitue certes un avantage indéniable pour l’attributaire du titre d’occupation, mais le juge estime qu’elle ne place pas mécaniquement la SA Bolloré en situation d’abuser d’une position dominante. Sans doute la limitation dans le temps de l’occupation consentie par la RATP, mais aussi la possibilité pour les autres distributeurs de poursuivre la diffusion de leurs propres journaux par d’autres biais (et notamment, par la distribution matinale que chacun a pu rencontrer au sortir du réseau métropolitain) ont pesé dans l’analyse menée par les juges.

Le raisonnement consistera alors à admettre que l’occupation du domaine public puisse se faire à l’avantage d’un opérateur, et au détriment de ses concurrents, à la condition que cette occupation domaniale ne place pas nécessairement l’occupant en situation d’abuser d’une position dominante.

Cette décision confirme donc la place parfaitement autonome que le Conseil d’Etat souhaite réserver à l’occupation du domaine public, et aux pouvoirs larges des autorités dans la gestion de leurs biens.


[1]              A l’exception de la décision rejetant l’offre de la société 20 minutes, qui reste elle annulée : en tant qu’elle refuse une autorisation, elle aurait du être motivée, ainsi que le prévoit la loi du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administrative.

[2]              « […] Considérant, en troisième lieu, qu’aucune disposition législative ou réglementaire ni aucun principe n’imposent à une personne publique d’organiser une procédure de publicité préalable à la délivrance d’une autorisation ou à la passation d’un contrat d’occupation d’une dépendance du domaine public, ayant dans l’un ou l’autre cas pour seul objet l’occupation d’une telle dépendance ; qu’il en va ainsi même lorsque l’occupant de la dépendance domaniale est un opérateur sur un marché concurrentiel […] » CE 3 décembre 2010 Ville de Paris et Association Paris Jean Bouin c/ société Paris Tennis, req. n° 338272, publié au Recueil.

[3]              CE 26 mars 1999 société E.D.A. c/ Aéroports de Paris, req. n° 202260, publié au Recueil.

[4]              CE ass 22 juin 1951 Daudignac, publié au Recueil p. 362.

[5]              CE 31 mai 2006 Ordre des avocats au barreau de Paris, req. n° 275531, publié au Recueil : « […] Considérant que les personnes publiques sont chargées d’assurer les activités nécessaires à la réalisation des missions de service public dont elles sont investies et bénéficient à cette fin de prérogatives de puissance publique ; qu’en outre, si elles entendent, indépendamment de ces missions, prendre en charge une activité économique, elles ne peuvent légalement le faire que dans le respect tant de la liberté du commerce et de l’industrie que du droit de la concurrence ; qu’à cet égard, pour intervenir sur un marché, elles doivent, non seulement agir dans la limite de leurs compétences, mais également justifier d’un intérêt public, lequel peut résulter notamment de la carence de l’initiative privée ; qu’une fois admise dans son principe, une telle intervention ne doit pas se réaliser suivant des modalités telles qu’en raison de la situation particulière dans laquelle se trouverait cette personne publique par rapport aux autres opérateurs agissant sur le même marché, elle fausserait le libre jeu de la concurrence sur celui-ci […] »

[6]              CE 30 mai 1930 chambre syndicale du commerce en détail de Nevers

[7]              « La publicité et la mise en concurrence dans la délivrance des titres d’occupation domaniale » par Charles Vautrot-Schwarz, in AJDA 2009 p. 568.

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