Première indemnisation sur le fondement de la jurisprudence Bitouzet : responsabilité sans faute lorsque l’institution d’une servitude d’urbanisme entraine pour un propriétaire une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi

Catégorie

Urbanisme et aménagement

Date

July 2016

Temps de lecture

6 minutes

CE 29 juin 2016, Société d’aménagement du domaine de Château Barrault et la société Château Barrault, req. n° 375020, mentionné aux Tables du Rec. CE.

L’arrêt du Conseil d’Etat se prononce sur un contentieux né il y a une dizaine d’années, mais qui concerne des faits remontant à près de trente ans. C’est en effet par une convention conclue le 26 février 1987 que la commune de Cursan (Gironde) s’engage à réviser son plan d’occupation des sols afin de le rendre compatible avec le projet des deux sociétés requérantes consistant à réaliser un programme immobilier autour du Château Barrault sur près de 71 000 m2 de surface de plancher.

En mars 1987, le POS de la commune est révisé pour rendre ces terrains constructibles. Un arrêté de lotir, imposant au lotisseur de concevoir un dispositif d’assainissement autonome, est délivré en juillet à la société Château Barrault. Cet arrêté est transféré en 1989 à quatre sociétés, dont les requérantes, qui se répartissent les lots. Un permis de construire est par la suite délivré en 1991 pour l’aménagement du château en hôtel-restaurant.

Par une convention des 16 juillet et 31 août 1987, la commune de Cursan et la société d’aménagement du domaine de Château Barrault décident que la commune réalisera, en deux tranches, une station d’épuration ainsi qu’un « collecteur d’assainissement public jusqu’au droit de l’opération (…) permettant le raccordement définitif de l’opération » à la place du dispositif d’assainissement autonome. En contrepartie, la société s’est engagée à verser à la commune une participation financière de plus d’un million de francs. Mais les parties n’exécuteront pas leurs engagements respectifs.

En 2003, les sociétés titulaires de l’autorisation de lotir manifestent toutefois leur intention de poursuivre le projet. Mais un certificat d’urbanisme négatif et deux refus de permis de construire leur sont opposés au motif que les constructions projetées ne respectent pas les prescriptions du POS, imposant leur raccordement par canalisations souterraines au réseau collectif d’assainissement lequel n’a pas été créé.

Enfin, après enquête publique, le conseil municipal de Cursan abroge le POS par une délibération du 23 juin 2005 et approuve la nouvelle carte communale qui réduit très fortement la constructibilité du domaine de Château Barrault, la ramenant de 71 000 m2 à moins de 7 000 m2, c’est à dire à l’existant, scellant ainsi l’abandon du projet.

A l’appui de leurs conclusions indemnitaires, les deux sociétés requérantes avaient mis en cause la responsabilité contractuelle de la commune, mais aussi sa responsabilité pour faute (1) et la responsabilité sans faute de la commune et de l’Etat (2).

1 Sur la responsabilité pour faute de la commune

Les sociétés requérantes soutenaient que l’abrogation du POS et l’adoption de la carte communale étaient fautives car ces actes avaient remis en cause les droits à construire qu’elles détenaient.

Il est pourtant de jurisprudence constante que l’autorisation de lotir n’emporte pas, par elle-même, droit de construire 1) CE 13 février 1987, Anrigo, req. n° 57032, mentionné aux Tables du Rec. CE, CE 12 décembre 1996, Lacour et autres, req. n° 89269.. Par ailleurs, un lotisseur ne bénéficiait d’une garantie de stabilité des règles d’urbanisme, en vigueur à la date de délivrance de l’arrêté de lotir, jusqu’au 1er octobre 2007, en vertu de l’ancien article L. 315-8 du Code de l’urbanisme, que sous réserve de l’achèvement du lotissement 2) CE 19 novembre 2008, Waze, req. n° 297382..

En l’espèce, le Conseil d’Etat écarte le moyen soulevé par les sociétés en jugeant qu’elle « n’étaient pas titulaires d’un droit à construire sur les terrains concernés par la modification des règles d’urbanisme et que l’autorisation de lotir, dont le délai d’exécution, repoussé jusqu’au 31 mars 1999, était d’ailleurs largement dépassé, ne leur conférait pas un tel droit ».

L’arrêté de lotir était effectivement devenu caduc du fait de la non-réalisation des travaux de lotissement dans les délais requis. Les requérantes n’étaient donc pas dans une situation comparable à celle des requérants de l’affaire Richet et Le Ber c/ France (affaire dite de Porquerolles) dans laquelle la Cour européenne des droits de l’homme a constaté une violation de l’article 1er du premier protocole additionnel de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du fait de la remise en cause de droits à construire reconnus par l’Etat dans des actes de vente 3) CEDH 18 novembre 2010, n° 18990/07 et 23905/07..

Le Conseil d’Etat confirme sur ce point l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux par lequel elle estimait que les sociétés « n’étaient pas fondées à soutenir que l’adoption de la carte communale aurait remis en cause leur droit à construire en violation des stipulations de l’article 1er du protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».

Le Conseil d’Etat examine en second lieu si la responsabilité de l’Etat et celle de la commune peuvent être engagées sur le terrain de la responsabilité sans faute.

2 Sur la responsabilité sans faute de la commune et de l’Etat

L’ancien article L. 160-5 du code de l’urbanisme 4) Les dispositions de cet article ont été transférées à l’article L. 105-1 du code de l’urbanisme par l’ordonnance n° 2015-1174 du 23 septembre 2015. prévoit, dans son premier alinéa, que les servitudes instituées en application du code de l’urbanisme telles que, notamment, l’interdiction de construire dans certaines zones, n’ouvrent droit à aucune indemnité. Par exception à ce principe, le deuxième alinéa dispose qu’une indemnité est due « s’il résulte de ces servitudes une atteinte à des droits acquis ou une modification à l’état antérieur des lieux déterminant un dommage direct, matériel et certain ». Cette indemnité est fixée, à défaut d’accord amiable, par le tribunal administratif.

Les sociétés requérantes soutiennent que ce régime légal d’indemnisation ne fait pas obstacle, contrairement à ce qu’a jugé la cour, à l’invocation de la responsabilité sans faute de l’administration pour rupture de l’égalité devant les charges publiques.

Il a été expressément jugé, par une décision de Section de 1984, que le régime légal de responsabilité institué par l’article L. 160-5 du code de l’urbanisme était exclusif de tout autre mode de réparation 5) CE Section 19 décembre 1984, Société Ciments Lafarge France, req. n°30397, publié au Rec. CE..

En réalité, le régime légal de responsabilité de l’article L. 160-5 n’est pas totalement exclusif de tout autre mode de réparation. Il a, en effet, été jugé par une décision de Section Bitouzet 6) CE Section 3 juillet 1998, Bitouzet, req. n° 158592, publié au Rec. CE, concl. R. Abraham, RFDA 1998, p. 1243, que l’article L. 160-5 du code de l’urbanisme « ne fait pas obstacle à ce que le propriétaire dont le bien est frappé d’une servitude prétende à une indemnisation dans le cas exceptionnel où il résulte de l’ensemble des conditions et circonstances dans lesquelles la servitude a été instituée et mise en œuvre, ainsi que de son contenu, que ce propriétaire supporte une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi ».

Le commissaire du Gouvernement Ronny Abraham avait toutefois annoncé dans ses conclusions sur l’arrêt Bitouzet que l’existence d’une telle charge ne serait retenue que dans des « cas exceptionnels ».

L’histoire lui a donné raison puisqu’il n’existe aucun précédent par lequel une cour administrative d’appel ou le Conseil d’Etat aurait admis l’existence d’un tel dommage 7) Que la servitude en cause résulte de l’application de la loi littoral (CE 13 novembre 2009, SNC Domaine de Sausset-les-Pins, req. n° 309093, mentionné aux Tables du Rec. CE), d’un classement en zone inconstructible visant à prévenir des risques d’inondations (CE 6 juin 2012, Vidal, req. n° 329123, mentionné aux Tables du Rec. CE) ou encore d’un classement en zone protégée (CE 10 mai 2007, Desplanques, req. n° 270588).. Dans un commentaire teinté d’ironie, Yves Robineau pointait d’ailleurs, à propos de la reconnaissance prétorienne de cette action en réparation de la « charge spéciale et exorbitante », « l’audace raisonnable 8) Yves ROBINEAU, « L’audace raisonnable de la décision Bitouzet », AJDA, 2014, p. 112. » d’une décision n’ayant pas bouleversé le droit de l’urbanisme.

En l’espèce, le Conseil d’Etat relève « qu’il était loisible à la commune de décider (…) d’abroger le POS (…) et d’approuver, conjointement avec le préfet, une carte communale procédant au classement de terrains en zone naturelle non constructible pour le motif d’intérêt général tiré de la préservation du caractère rural de cette zone ». Pour autant, la modification des règles d’urbanisme a été jugée comme « hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi ».

Le classement en zone naturelle a effectivement mis un terme au projet des sociétés. La charge qui en résulte est en l’occurrence bien spéciale car les sociétés étaient seules concernées par le changement de règle, dont l’unique objet était de revenir sur la constructibilité « de la totalité des terrains dont la société d’aménagement (…) est propriétaire », et d’amoindrir par conséquent leur valeur vénale.

En faisant droit aux conclusions indemnitaires des deux sociétés requérantes, l’arrêt du Conseil d’Etat fait une première application positive de la jurisprudence Bitouzet.

Dans cette affaire, était en cause une carte communale dont l’adoption suppose, en vertu de l’ancien article L. 124-2 du code de l’urbanisme, une double approbation par le conseil municipal et par le représentant de l’Etat dans le Département. Les préjudices résultant de la modification de la règle d’urbanisme sont par conséquent de nature à engager la responsabilité sans faute conjointe de la commune et de l’Etat.

Le Conseil d’Etat juge cependant que la société d’aménagement a contribué à la réalisation de son préjudice en s’abstenant d’entreprendre des démarches auprès de la commune pour tenter de résoudre les difficultés liées à l’impossibilité de raccorder ses terrains au réseau d’assainissement.

Bien qu’il s’agisse d’un second pourvoi en cassation, obligeant ainsi le Conseil d’Etat à régler l’affaire au fond en vertu de l’article L. 821-2 du code de justice administrative, le contentieux n’est pas pour autant clos avec cet arrêt puisque les 9ème et 10ème chambres de la Section du contentieux du Conseil d’Etat ont ordonné une expertise afin d’évaluer le préjudice subi par la société d’aménagement.

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1. CE 13 février 1987, Anrigo, req. n° 57032, mentionné aux Tables du Rec. CE, CE 12 décembre 1996, Lacour et autres, req. n° 89269.
2. CE 19 novembre 2008, Waze, req. n° 297382.
3. CEDH 18 novembre 2010, n° 18990/07 et 23905/07.
4. Les dispositions de cet article ont été transférées à l’article L. 105-1 du code de l’urbanisme par l’ordonnance n° 2015-1174 du 23 septembre 2015.
5. CE Section 19 décembre 1984, Société Ciments Lafarge France, req. n°30397, publié au Rec. CE.
6. CE Section 3 juillet 1998, Bitouzet, req. n° 158592, publié au Rec. CE, concl. R. Abraham, RFDA 1998, p. 1243,
7. Que la servitude en cause résulte de l’application de la loi littoral (CE 13 novembre 2009, SNC Domaine de Sausset-les-Pins, req. n° 309093, mentionné aux Tables du Rec. CE), d’un classement en zone inconstructible visant à prévenir des risques d’inondations (CE 6 juin 2012, Vidal, req. n° 329123, mentionné aux Tables du Rec. CE) ou encore d’un classement en zone protégée (CE 10 mai 2007, Desplanques, req. n° 270588).
8. Yves ROBINEAU, « L’audace raisonnable de la décision Bitouzet », AJDA, 2014, p. 112.

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