Substitution des motifs de rejet d’une offre par les motifs de rejet d’une candidature : un positionnement du Conseil d’Etat qui reste à éclaircir

Catégorie

Contrats publics

Date

July 2016

Temps de lecture

4 minutes

CE 13 juin 2016 Société Latitudes, req. n° 396403 : Inédit au Rec. CE

Le préfet, pris en la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) de Picardie, a mis en œuvre une procédure d’appel d’offre tendant à l’attribution d’un marché public d’études d’aménagement foncier portant sur un espace d’environ 5000 hectares.

Après avoir été informée du rejet de son offre au motif qu’elle n’était pas économiquement la plus avantageuse, la société Latitudes a exercé un référé précontractuel à l’encontre de la procédure. Devant le tribunal administratif d’Amiens, le préfet a sollicité une substitution de motifs de la décision d’exclure la société Latitudes, en faisant valoir qu’au lieu de son offre, c’est sa candidature aurait dû être écartée, celle-ci présentant des capacités financières insuffisantes au regard du niveau spécifique minimal de l’AAPC, correspondant à « un chiffre d’affaires moyen au cours des 3 dernières années d’exercice supérieur ou égal à 400 000 EUR TTC ».

Par une ordonnance en date du 11 janvier 2016, le tribunal a fait droit à la demande de substitution de motifs et rejeté les demandes de la société Latitudes, laquelle a saisi le Conseil d’Etat d’un pourvoi le 26 janvier 2016 1) Etonnamment, le marché n’a pas été signé entre l’ordonnance et l’introduction du pourvoi, ce qui amène exceptionnellement le Conseil d’Etat à pouvoir se prononcer sur le pourvoi d’un requérant..

La Haute Juridiction admet que l’administration puisse substituer à un motif de rejet de l’offre un motif de rejet de la candidature d’un candidat ayant trait à ses capacités, notamment financières. Toutefois, le Conseil d’Etat estime que pour ce faire, l’administration doit s’être effectivement livrée, dès l’examen initial de la candidature, à l’appréciation de ses capacités – sans toutefois avoir retenu un tel motif de rejet pourtant, puisque l’offre a été analysée.

Cette position prend le contrepied du sujet de l’irrecevabilité d’une candidature en raison de son caractère incomplet : le Conseil d’Etat estime que l’administration ne peut pas opposer dans le cadre d’un référé précontractuel une irrecevabilité pour incomplétude d’une candidature qu’elle n’a pas identifiée en cours de passation du marché et qui ne l’a conduite ni à rejeter la candidature, ni à la régulariser 2) Voir en ce sens CE 3 décembre 2014 Département de la Loire Atlantique, req. n° 384180 : mentionné aux tables du Rec. CE : « […] 10. Considérant qu’à supposer que le département ait douté de la capacité juridique de tout ou partie des signataires des dossiers de candidature des sociétés membres du groupement ayant la société Léon Grosse pour mandataire lorsqu’il a examiné ces dossiers, il lui était loisible soit de rejeter la candidature de ce groupement soit, en application des dispositions citées ci-dessus de l’article 52 du code des marchés publics, de solliciter une régularisation sur ce point ; qu’ainsi, à défaut de l’avoir rejetée comme irrecevable, le département ne saurait utilement se prévaloir, en défense devant le juge des référés précontractuels, du seul caractère incomplet du dossier de candidature de la société requérante pour soutenir que son argumentation tirée du ou des manquements invoqués serait inopérante […] » – voir également CE 24 février 2016 Syndicat mixte pour l’étude et le traitement des ordures ménagères de l’Eure, req. n° 394945 : mentionné aux tables du Rec. CE, commenté sur notre blog : http://www.adden-leblog.com/?p=7794. .
Il ne nous semble pas que l’arrêt commenté revienne sur ces décisions mentionnées au Recueil. Il y aurait alors deux situations à distinguer :

► soit l’acheteur se prévaut d’une incomplétude « vénielle », qui pouvait être régularisée en cours de procédure de passation, et alors il ne peut l’opposer pour la première fois à l’occasion d’un référé précontractuel pour dénier tout intérêt lésé à l’entreprise requérante : il s’agirait en quelque sorte d’une exigence de loyauté contentieuse à la charge de l’acheteur ;
► soit l’acheteur oppose un motif lié aux capacités objectives de l’entreprise, qu’il a identifié en cours de procédure de passation mais qu’il n’a cependant pas opposé à l’entreprise, et alors il serait recevable à solliciter la substitution de motifs de rejet.

En l’espèce, l’arrêt relève que la commission d’appel d’offres de la préfecture a bien analysé les capacités financières de la société Latitudes et qu’elle les a effectivement estimées insuffisantes « faute pour celle-ci de justifier d’un chiffre d’affaires moyen concernant des études préalables d’aménagement foncier pendant les trois années précédentes supérieur au minimum de 400 000 euros fixé dans l’avis public d’appel à la concurrence ».

Cependant, la Haute Juridiction se livre ensuite à un contrôle du bien-fondé de ce motif d’exclusion, et relève tout à la fois :

► que le niveau minimal de capacité financière était disproportionné au regard du montant du marché 3) Le préfet a estimé à 200 000 EUR le montant du marché et fixé le niveau minimal de capacité à deux fois ce montant (conformément à l’article 45 CMP alors applicable), tandis que les offres reçues se chiffraient en réalité entre 58 000 et 84 000 EUR.,
► et que la société Latitudes justifiait bien d’un chiffre d’affaires global de 400 000 EUR, alors que rien n’indiquait que ce niveau minimal aurait dû intéresser uniquement le chiffre d’affaires des prestations objet du marché.

Le Conseil d’Etat ne fait donc pas droit à la substitution de motifs sollicitée et examine les motifs de rejet de l’offre de la société Latitudes.

Le préfet avait retenu un critère relatif à la valeur technique des offres, pondéré à 40 %, apprécié au regard de « l’expérience, des capacités professionnelles et des capacités techniques des candidats, ainsi que de la “garantie de la qualité” », sans adapter ces éléments généraux aux moyens en personnel et en matériel affectés à l’exécution du marché. Le Conseil d’Etat considère que ce faisant, l’administration a méconnu les dispositions de l’article 53 CMP et manqué à ses obligations de publicité et de mise en concurrence en prévoyant un critère de sélection des offres fondé sur les capacités générales de l’entreprise alors que l’appréciation de tels éléments est réservé au stade de l’examen des candidatures 4) Ce qui ressort d’une jurisprudence constante : voir par exemple CE 29 décembre 2006 Société Bertelè SNC, req. n° 273783, Publié au Rec. CE .

Les critères de choix de l’offre économiquement la plus avantageuse ayant été énoncés dès le début de la procédure, le Conseil d’Etat annule l’intégralité de la procédure de passation.

Partager cet article

References   [ + ]

1. Etonnamment, le marché n’a pas été signé entre l’ordonnance et l’introduction du pourvoi, ce qui amène exceptionnellement le Conseil d’Etat à pouvoir se prononcer sur le pourvoi d’un requérant.
2. Voir en ce sens CE 3 décembre 2014 Département de la Loire Atlantique, req. n° 384180 : mentionné aux tables du Rec. CE : « […] 10. Considérant qu’à supposer que le département ait douté de la capacité juridique de tout ou partie des signataires des dossiers de candidature des sociétés membres du groupement ayant la société Léon Grosse pour mandataire lorsqu’il a examiné ces dossiers, il lui était loisible soit de rejeter la candidature de ce groupement soit, en application des dispositions citées ci-dessus de l’article 52 du code des marchés publics, de solliciter une régularisation sur ce point ; qu’ainsi, à défaut de l’avoir rejetée comme irrecevable, le département ne saurait utilement se prévaloir, en défense devant le juge des référés précontractuels, du seul caractère incomplet du dossier de candidature de la société requérante pour soutenir que son argumentation tirée du ou des manquements invoqués serait inopérante […] » – voir également CE 24 février 2016 Syndicat mixte pour l’étude et le traitement des ordures ménagères de l’Eure, req. n° 394945 : mentionné aux tables du Rec. CE, commenté sur notre blog : http://www.adden-leblog.com/?p=7794.
3. Le préfet a estimé à 200 000 EUR le montant du marché et fixé le niveau minimal de capacité à deux fois ce montant (conformément à l’article 45 CMP alors applicable), tandis que les offres reçues se chiffraient en réalité entre 58 000 et 84 000 EUR.
4. Ce qui ressort d’une jurisprudence constante : voir par exemple CE 29 décembre 2006 Société Bertelè SNC, req. n° 273783, Publié au Rec. CE

3 articles susceptibles de vous intéresser