Annulation pour non-conformité au droit de l’Union des dispositions du code de la commande publique relatives à l’interdiction de soumissionner à un contrat de concession

Catégorie

Contrats publics

Date

December 2020

Temps de lecture

6 minutes

CE 12 octobre 2020 Société Vert Marine, req. n° 419146 : mentionné dans les Tables du Rec. CE

La société Vert Marine, spécialisée dans la gestion déléguée d’équipements de sports et de loisirs, dont l’essentiel de l’activité résulte de l’exploitation de contrats de concession passés avec des personnes publiques, a demandé au Premier ministre d’abroger les articles 19 et 23 du décret n° 2016-86 du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession.

La société Vert Marine justifiait sa demande par le fait que ces dispositions, aujourd’hui reprises dans le code de la commande publique aux articles R. 3123-16 à R. 3123-21, étaient selon elle illégales en ce qu’elles instituaient un dispositif d’interdictions obligatoires de soumissionner, qui est incompatible avec les dispositions de l’article 38 de la directive 2014/23/UE du 26 février 2014 portant sur l’attribution de contrats de concession. Pour mémoire, une autorité compétente saisie d’une demande tendant à l’abrogation d’un règlement illégal est tenue d’y déférer, soit que ce règlement ait été illégal dès la date de sa signature, soit que l’illégalité résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date 1)CE 3 février 1989 Compagnie Alitalia, req. n° 74052 : Publié au Rec. CE.

Le Premier ministre n’ayant pas répondu à la demande de la société Vert Marine, une décision implicite de rejet est née de ce silence. La société Vert Marine a alors formé un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat. Par une décision du 14 juin 2019 2)CE 14 juin 2019 Société Vert Marine, req. 419146, les 7ème et 2ème chambres réunies ont décidé du surseoir à statuer jusqu’à ce que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) se soit prononcée sur la conformité des dispositions avec la directive du 26 février 2014 précitée.

1           Le régime français jugé contraire aux objectifs de la directive 2014/23/UE

1.1         Les objectifs de la directive 2014/23/UE…

L’article 38 de ladite directive prévoit en effet que les pouvoirs adjudicateurs et entités adjudicatrices excluent un opérateur économique de la participation à une procédure d’attribution d’un contrat de concession lorsque cet opérateur a été condamné pour certaines infractions pénales, ou lorsqu’il n’est pas en règle avec ses obligations relatives au paiement d’impôts et taxes ou de cotisations de sécurité sociale et si ce manquement a été établi par une décision judiciaire ou administrative ayant force de chose jugée. Certains motifs excluent de plein droit les opérateurs économiques (exclusion obligatoire), tandis que d’autres motifs laissent une marge d’appréciation à la personne publique (exclusion facultative).

Toutefois, dans chacun de ces deux cas, qu’il s’agisse d’un cas d’exclusion obligatoire ou d’un cas d’exclusion facultative, ce même article 38 permet aux opérateurs de solliciter un dispositif dit de « mise en conformité ». Tout opérateur placé dans cette situation doit pouvoir apporter la preuve de sa fiabilité en démontrant qu’il a versé une indemnité en réparation du préjudice causé, collaboré activement avec les autorités chargées de l’enquête ou bien encore pris des mesures concrètes de nature technique, organisationnelle et/ou en matière de personnel propres à prévenir une nouvelle infraction pénale ou une nouvelle faute 3)Directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession ; Article 38, Paragraphe 9. Le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice évalue alors ces mesures en tenant compte de la gravité de l’infraction pénale ou de la faute ainsi que de ses circonstances particulières. Si l’autorité concédante juge ces mesures insuffisantes, elle doit motiver sa décision d’exclusion et la transmettre à l’opérateur économique.

Dans un arrêt du 11 juin 2020 4)CJUE 11 juin 2020 Vert Marine SAS c. Premier ministre, aff. C-472/19, la CJUE a jugé que les dispositions de la directive du 26 février 2014 devaient être interprétées comme s’opposant à une réglementation nationale qui n’accorderait pas à un opérateur économique condamné de manière définitive pour avoir commis l’une des infractions visées à l’article 38 de la directive, la possibilité d’apporter la preuve qu’il a pris des mesures correctrices démontrant qu’il a retrouvé sa fiabilité. La Cour a également estimé que la directive ne s’opposait pas, par principe, à ce que l’examen du caractère approprié des mesures correctrices prises par un opérateur économique soit confié aux autorités judiciaires, sous deux conditions :

  • ces procédures judiciaires doivent respecter l’ensemble des exigences posées à l’article 38 paragraphe 9 de la directive;
  • dans l’hypothèse où un opérateur économique souhaite participer à une procédure de passation, la procédure judiciaire applicable doit permettre de lever en temps utile l’interdiction frappant ce dernier.

1.2        …sont méconnus par les dispositions du code de la commande publique

Dans sa décision Vert Marine du 12 octobre 2020, le Conseil d’Etat a considéré qu’il résultait de l’interprétation faite par la CJUE des dispositions de la directive 2014/23 du 26 février 2014 que le droit français devait prévoir un dispositif de mise en conformité. Toutefois, il a précisé que la faculté offerte à un opérateur de rapporter la preuve de sa fiabilité ne saurait être ouverte lorsque l’opérateur a été expressément exclu par un jugement définitif de la participation à des procédures de passation de marché ou d’attribution de concession, pendant la période fixée par ce jugement.

Les 7ème et 2ème chambres réunies ont jugé qu’aucune disposition de l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession ne prévoyait un dispositif de mise en conformité. En défense et pour démontrer que les procédures judiciaires existantes satisfaisaient aux exigences posées par la CJUE dans son arrêt du 11 juin 2020, le ministre de l’économie et des finances a mis en exergue trois dispositifs existant en droit pénal français : le relèvement 5)Article 132-21 du code pénal, la réhabilitation 6)Article 133-12 du code pénal et l’exclusion de la mention de la condamnation au bulletin n° 2 du casier judiciaire 7)Article 775-1 du code de procédure pénale.

Le Conseil d’Etat a toutefois considéré qu’ils ne pouvaient pas être regardés comme des dispositifs de mise en conformité au sens du droit de l’Union, suivant en cela les conclusions de la rapporteure publique Mireille Le Corre :

« les trois procédures mises en exergue par le ministre ne permettent pas de répondre à ces exigences […]. Ces dispositifs comprennent notamment des délais qui ne sont pas compatibles avec les exigences posées par la Cour […]. De plus, leurs conditions de mise en œuvre apparaissent peu en phase avec les exigences posées par la Cour […]. Surtout, s’agissant de leurs effets, ils ne reposent pas sur une appréciation concrète du caractère approprié des mesures correctrices invoquées et ne donnent pas de garanties de mise en conformité effective pour l’avenir ».

Les 7ème et 2ème chambres réunies en ont donc conclu que les dispositions de l’article 39 de l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016, aujourd’hui reprises à l’article L. 3123-1 du code de la commande publique, étaient incompatibles avec les objectifs de la directive 2014/23 du 26 février 2014. Les dispositions des articles 19 et 23 du décret n° 2016-86 du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession, reprises aux articles R. 3123-16 à R. 3123-21, ayant été prises en application des dispositions législatives ainsi jugées contraires à l’objectif de la directive, la formation de jugement a donc décidé de faire droit à la demande présentée par la société Vert Marine. Le Conseil d’Etat a donc annulé le refus opposé par le Premier ministre à la demande, dont il était saisi par celle-ci, tendant à l’abrogation des dispositions des articles R. 3123-16 à R. 3123-21 du code de la commande publique relatives à l’interdiction de soumissionner à un contrat de concession.

2         Les conséquences de cette annulation sur les procédures en cours

Les 7ème et 2ème chambres réunies ont précisé les conséquences de cette annulation aux procédures de passation en cours. Ainsi, dans l’attente de l’édiction de dispositions législatives et réglementaires conformes aux objectifs de la directive 2014/23 du 26 février 2014, une autorité concédante ne pourra exclure un opérateur économique candidat à une procédure de passation qu’après que ce dernier ait été mis à même de présenter, dans un délai raisonnable, ses observations et d’apporter ainsi la preuve qu’il a pris des mesures aptes à corriger les manquements pour lesquels il a été définitivement condamné. Un candidat à une procédure de passation placé dans cette situation devra également, le cas échéant, démontrer que sa participation à la procédure n’est pas susceptible de porter atteinte à l’égalité de traitement entre les candidats.

On peut penser que l’adoption prochaine de nouvelles dispositions législatives et réglementaires pour mettre en conformité le code de la commande publique avec le droit de l’Union ne concernera pas uniquement les procédures de passation des contrats de concession, mais également celles des marchés publics. En effet, les dispositions actuelles du code de la commande publique relatives aux motifs d’exclusion d’une procédure de passation d’un marché public 8)Articles L. 2141-1 à L. 2141-14 du code de la commande publique ne prévoient pas non plus de dispositif de mise en conformité, alors que la directive 2014/24/UE du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics le prévoit explicitement 9)Directive 2014/24/UE du 26 février 2016 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE ; Article 57, paragraphe 6.

 

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