Préjudices indemnisables en cas de rupture des pourparlers et appréciation de l’équilibre des concessions réciproques d’un protocole transactionnel

Catégorie

Contrats publics

Date

January 2017

Temps de lecture

5 minutes

CE 9 décembre 2016 société Foncière Europe, req. n° 391840 : Mentionné aux tables du recueil Lebon

La société Foncière Europe a manifesté son intention d’acquérir auprès d’une société privée une friche industrielle située sur la commune de Grasse, en s’associant à la communauté d’agglomération, laquelle a dans un premier temps souhaité participer au projet. Mais la communauté d’agglomération a finalement décidé d’acquérir seule l’ensemble immobilier : la commune de Grasse a ainsi exercé son droit de préemption au bénéfice de la communauté.

La société Foncière Europe, estimant avoir subi une rupture abusive des négociations, a saisi le tribunal administratif de Nice d’un recours indemnitaire qui a conduit les parties à trouver un accord amiable. Par deux délibérations, la communauté d’agglomération et de la commune de Grasse ont approuvé un protocole transactionnel par lequel, en échange du désistement par la société de ses demandes indemnitaires, la communauté d’agglomération s’engage à indemniser la société Foncière Europe à hauteur de 450 000 EUR HT au titre des pertes subies et de 300 000 EUR HT pour le manque à gagner à défaut d’avoir pu exécuter le contrat.

A la requête d’un conseiller municipal et de plusieurs contribuables, le tribunal administratif a annulé les délibérations approuvant le protocole transactionnel, annulation entièrement confirmée en appel. La société Foncière Europe s’est pourvue en cassation.

C’est l’occasion pour la Haute juridiction d’apporter des précisions sur les conséquences indemnitaires de la rupture unilatérale des négociations par la personne publique préalablement à la passation d’un contrat (1) et d’analyser le caractère équilibré des concessions de manière globale (2).

1 – Les conditions d’engagement de la responsabilité indemnitaire de la personne publique en cas de rupture unilatérale des négociations

Le sujet de la rupture unilatérale des négociations ou des pourparlers préalables à la conclusion d’un contrat avec une personne publique a donné lieu à quelques décisions, par lesquelles le juge administratif admet le principe d’une indemnisation pour rupture abusive de pourparlers.

Un tel engagement de responsabilité suppose toutefois d’établir un comportement de mauvaise foi de la part de la personne publique, notamment lorsqu’elle a assuré à son partenaire la conclusion future du contrat en l’incitant à en débuter l’exécution 1) Voir par exemple CAA Lyon 10 novembre 2016 société Immo Promotion c/ Commune d’Alissas, req. n° 15LY03179 ; ou encore CE 16 novembre 1998 M. Sille, req. n° 175142 : publié au Rec. CE. : à défaut, aucune indemnisation n’est due, le partenaire devant supporter les aléas de réalisation de projets complexes 2) Voir par exemple CE 23 juillet 1974 association Maison familiale de vacances du Vars, req. 87024 : mentionné aux tables du Rec. CE ; voir également CE 29 avril 1977 société d’aménagement de Bray-Dunes, req. n° 96558 : mentionné aux tables du Rec. CE ; ou encore très récemment CAA Versailles 19 juillet 2016 société Institut des techniques de l’entreprise, req. n° 14VE02771 : « Considérant qu’il suit de là que, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, notamment du caractère non abouti des pourparlers en cause, menés entre les mois de juin et septembre 2012, de l’absence d’engagement ferme et exprès quant à une conclusion du projet de marché négocié de la part de la chambre consulaire qui n’avait aucune obligation de conclure ce marché et dont il n’est pas démontré qu’elle aurait fait preuve de mauvaise foi en mettant un terme aux négociations, à raison d’un désaccord existant sur un élément essentiel de ce projet de contrat, à savoir son prix, et du fait que la société requérante, professionnel averti, ne pouvait ignorer que cette conclusion comportait nécessairement une part d’aléa, la rupture des pourparlers par la chambre de métiers et de l’artisanat de la Seine-Saint-Denis ne peut être regardée comme étant intervenue dans des circonstances conférant à cette rupture un caractère abusif et, par suite, fautif de nature à engager sa responsabilité »..

A l’occasion de la décision commentée, le Conseil d’Etat a adopté un considérant de principe définissant la mise en œuvre des principes déjà identifiés par la pratique, mais aussi encadrant les indemnisations susceptibles d’être accordées sur ce fondement :

    « Considérant que si la rupture unilatérale, par la personne publique, pour un motif d’intérêt général, des négociations préalables à la passation d’un contrat n’est pas de nature à engager sa responsabilité pour faute, cette responsabilité peut, toutefois, être mise en cause lorsque la personne publique, au cours des négociations, a incité son partenaire à engager des dépenses en lui donnant, à tort, l’assurance qu’un tel contrat serait signé, sous réserve que ce dernier n’ait pu légitimement ignorer le risque auquel il s’exposait ; qu’en revanche, alors même qu’une telle assurance aurait été donnée, elle ne peut créer aucun droit à la conclusion du contrat ; que la perte du bénéfice que le partenaire pressenti escomptait de l’opération ne saurait, dans cette hypothèse, constituer un préjudice indemnisable ».

Ainsi, par principe, la rupture unilatérale de négociations par une personne publique pour un motif d’intérêt général n’est pas constitutive d’une faute, sauf si la personne publique a donné l’impression à son partenaire qu’il pouvait engager des dépenses sur ce projet en l’assurant de la signature à venir du contrat.

Pour autant, même dans une telle situation, le partenaire ne peut jamais être considéré comme ayant obtenu un droit à la conclusion du contrat : par conséquent, l’indemnisation ne peut porter que sur les dépenses engagées à perte, mais jamais sur le manque à gagner résultant de l’absence de signature du contrat.

2 – L’appréciation de la régularité de la transaction en conséquence

Pour mémoire, les concessions consenties dans le cadre d’un protocole d’accord transactionnel doivent être réciproques pour ne pas constituer des libéralités de la part de la personne publique 3) CE Ass. 6 décembre 2002 syndicat intercommunal des établissements du second cycle du second degré du district de l’Hay-les-roses, req. n° 249153 : publié au Rec. CE – Cela est tiré du principe selon lequel la personne publique ne peut pas être condamnée à payer une somme qu’elle ne doit pas : CE Sect. 19 mars 1971 sieurs Mergui, req. n° 79962 : publié au Rec. CE. : les engagements respectifs des parties au protocole doivent être équilibrés 4) Voir notamment en ce sens CE 29 décembre 2000 Comparat, req. n° 219918 : publié au Rec. CE , même s’ils ne doivent pas nécessairement être équivalents et peuvent ne pas être de même nature 5) Voir par exemple en ce sens : CE Ass. 11 juillet 2008 société Krupp, req. n° 287354 : publié au Rec. CE .

En l’espèce, le Conseil d’Etat considère que les 300 000 EUR accordés au titre du manque à gagner ne correspondent à aucun poste de préjudice indemnisable. Par ailleurs, le juge relève que les 450 000 EUR accordés au titre des pertes subies n’apparaissent pas manifestement sous-évalués : en d’autres termes, il ne peut pas être considéré que la somme accordée au titre du manque à gagner aurait pu être accordée au titre des pertes subies, et ainsi trouver un fondement permettant de ne pas la considérer comme manifestement disproportionnée.

Pour le Conseil d’Etat, le caractère équilibré des concessions doit donc être apprécié de manière globale : si le chiffrage d’un poste de préjudice apparait excessif ou infondé, la circonstance que le partenaire de la personne publique ait accepté d’abandonner une partie d’une indemnisation sur un autre poste pourrait permettre de considérer que les concessions réciproques restent finalement équilibrées.

L’annulation dans leur entier des délibérations autorisant la signature du protocole est donc confirmée et le pourvoi de la société rejeté. Pour autant, le Conseil d’Etat souligne qu’il reste loisible aux parties d’entamer de nouvelles négociations pour aboutir à une nouvelle transaction qui définirait des concessions équilibrées : il semble que ce serait le cas si la transaction ne portait que sur le versement d’une indemnité de 450 000 EUR au titre des pertes subies.

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References   [ + ]

1. Voir par exemple CAA Lyon 10 novembre 2016 société Immo Promotion c/ Commune d’Alissas, req. n° 15LY03179 ; ou encore CE 16 novembre 1998 M. Sille, req. n° 175142 : publié au Rec. CE.
2. Voir par exemple CE 23 juillet 1974 association Maison familiale de vacances du Vars, req. 87024 : mentionné aux tables du Rec. CE ; voir également CE 29 avril 1977 société d’aménagement de Bray-Dunes, req. n° 96558 : mentionné aux tables du Rec. CE ; ou encore très récemment CAA Versailles 19 juillet 2016 société Institut des techniques de l’entreprise, req. n° 14VE02771 : « Considérant qu’il suit de là que, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, notamment du caractère non abouti des pourparlers en cause, menés entre les mois de juin et septembre 2012, de l’absence d’engagement ferme et exprès quant à une conclusion du projet de marché négocié de la part de la chambre consulaire qui n’avait aucune obligation de conclure ce marché et dont il n’est pas démontré qu’elle aurait fait preuve de mauvaise foi en mettant un terme aux négociations, à raison d’un désaccord existant sur un élément essentiel de ce projet de contrat, à savoir son prix, et du fait que la société requérante, professionnel averti, ne pouvait ignorer que cette conclusion comportait nécessairement une part d’aléa, la rupture des pourparlers par la chambre de métiers et de l’artisanat de la Seine-Saint-Denis ne peut être regardée comme étant intervenue dans des circonstances conférant à cette rupture un caractère abusif et, par suite, fautif de nature à engager sa responsabilité ».
3. CE Ass. 6 décembre 2002 syndicat intercommunal des établissements du second cycle du second degré du district de l’Hay-les-roses, req. n° 249153 : publié au Rec. CE – Cela est tiré du principe selon lequel la personne publique ne peut pas être condamnée à payer une somme qu’elle ne doit pas : CE Sect. 19 mars 1971 sieurs Mergui, req. n° 79962 : publié au Rec. CE.
4. Voir notamment en ce sens CE 29 décembre 2000 Comparat, req. n° 219918 : publié au Rec. CE
5. Voir par exemple en ce sens : CE Ass. 11 juillet 2008 société Krupp, req. n° 287354 : publié au Rec. CE

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