Le principe de l’estoppel n’existe pas dans le contentieux de la légalité CE 2 juillet 2014 Pace Europe, req. n° 368590 : Publié au Rec. CE

Catégorie

Droit administratif général

Date

September 2014

Temps de lecture

4 minutes

Dans la décision commentée, le Conseil d’Etat énonce un considérant de principe rejetant l’application du principe de l’estoppel dans le contentieux de la légalité :

« il n’existe pas, dans le contentieux de la légalité, de principe général en vertu duquel une partie ne saurait se contredire dans la procédure contentieuse au détriment d’une autre partie ; que, dès lors, c’est également à bon droit que le tribunal administratif de Grenoble a jugé que la fin de non-recevoir opposée par la société requérante sur le fondement d’un tel principe ne pouvait, en tout état de cause, qu’être écartée ».

Cette décision s’inscrit dans le prolongement de la solution rendue en matière fiscale dans un avis du 1er avril 2010 1) CE 1er avril 2010 SAS Maradis, req. n° 334465 : Publié au Rec. CE p. 93., qu’elle généralise à l’ensemble du contentieux objectif.

Elle diffère en revanche de la position adoptée par la juridiction judiciaire, qui admet depuis 2005 2) Cass. Civ 1ère 6 juillet 2005 Golshani c/ République islamique d’Iran, pourvoi n° 01-15.912 : Publié au bulletin. qu’une fin de non-recevoir puisse être opposée à la partie qui s’est contredite aux dépens d’autrui. Initialement limitée au domaine de l’arbitrage international, cette règle a progressivement été reconnue en procédure civile, avant d’être véritablement consacrée par une décision de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 20 septembre 2011 3) Cass. Com. 20 septembre 2011 Société Maviflex, pourvoi n° 10-22.888 : Publié au bulletin..

Le rejet d’un tel principe par la juridiction administrative, et plus particulièrement dans le contentieux de la légalité, peut s’expliquer par deux raisons principales :

► Tout d’abord, l’estoppel n’apparaît pas absolument nécessaire pour protéger les garanties des justiciables au regard des règles procédurales existantes. En effet, cette règle originaire de la common law a la même fonction que les principes de bonne foi ou de confiance légitime – inconnus de ce système juridique à la différence de la tradition civiliste 4) Sur ce point, voir l’avis de l’avocat général Régis de Gouttes sur Cass. Ass. Plén. 27 février 2009, pourvoi n° 07-19.841 : Publié au bulletin. – avec lesquels elle pourrait faire « double emploi ». Par ailleurs, le contentieux de la légalité dispose de ressources spécifiques pour faire face aux inconstances d’une partie : application de l’adage nemo auditur au contrôle de l’intérêt à agir 5) CE Section 18 juin 1965 Sieur Bellet, req. n° 61534 : Publié au Rec. CE p. 370 – CE 28 avril 1986 Mme Allard Labrun, req. n° 74517., amendes pour recours abusif…

► Ensuite, et surtout, le principe de l’estoppel semble incompatible avec les caractéristiques inhérentes au contentieux de la légalité, au regard desquelles la solution est « étanche à toute incidence liée au comportement subjectif des parties » 6) Voir les conclusions du rapporteur public Pierre Collin sur l’avis CE 1er avril 2010 SAS Marsadis précité : BDCF 2010 – n° 69 – Juin.. Comme l’exprime le rapporteur public dans ses conclusions sur cette affaire : « il s’agit moins de donner raison à une partie que de déterminer objectivement la solution à laquelle conduisent le principe de légalité et la hiérarchie des normes » 7) Conclusions du rapporteur public Gaëlle Dumortier sur CE 2 juillet 2014 Société Pace Europe, précité..

Les particularités de l’espèce illustrent d’ailleurs parfaitement les enjeux précédemment exposés.

Cette affaire porte sur le licenciement de salariés protégés, qui est soumis à une procédure spéciale et notamment à l’autorisation préalable de l’inspecteur du travail.

En l’espèce, la société Pace Europe avait obtenu l’autorisation de licencier pour motif économique plusieurs salariés protégés. Or, la régularité de ces décisions pouvait soulever des interrogations, dans la mesure où, après avoir énoncé que plusieurs motifs pouvaient conduire à refuser les autorisations de licencier, l’inspecteur du travail avait néanmoins décidé de les accorder, compte tenu de la volonté ferme des salariés de quitter l’entreprise.

Pourtant, les salariés ont exercé un recours indemnitaire devant le Conseil des prud’hommes pour licenciement dépourvu de cause. Déboutés en première instance au motif que le Conseil des prud’hommes s’estimait incompétent pour contrôler la cause d’un licenciement autorisé par l’administration, ils ont interjeté appel. La cour d’appel a sursis à statuer pour poser une question préjudicielle au juge administratif concernant la légalité des autorisations de licenciement.

Celles-ci ont été jugées illégales par le tribunal administratif et un appel a été formé par la société Pace Europe.

Devant le Conseil d’Etat, la société reproche notamment au jugement d’avoir estimé que les salariés étaient recevables à contester l’autorisation de licenciement, et, par suite, à poser une question préjudicielle relative à sa légalité, alors que c’est à la demande de ces derniers que l’autorisation avait été accordée, et qu’ils avaient, de surcroît, fondé leurs prétentions en première instance sur les motifs de refus relevés par l’inspecteur dans sa décision.

La Haute Juridiction énonce « qu’il n’existe pas, dans le contentieux de la légalité, de principe général en vertu duquel une partie ne saurait se contredire dans la procédure contentieuse au détriment d’une autre partie ».

La suite de la décision permet de comprendre les fondements d’une telle solution.

En effet, elle rappelle que dans le contentieux de la légalité, le comportement des parties est indifférent, seuls importent le respect ou la méconnaissance des règles qui s’imposent à l’autorité administrative.

Ainsi, après avoir énoncé les conditions auxquelles est soumise l’autorisation délivrée par l’inspecteur en matière de licenciement de salariés protégés pour motif économique, le Conseil d’Etat a jugé que l’inspecteur était tenu de refuser l’autorisation sollicitée dès lors qu’une des conditions précitées n’était pas réunie. Le consentement des salariés à leur licenciement – qui ne fait pas partie de ces conditions – ne saurait en revanche justifier une telle autorisation.

Plus précisément, il considère qu’alors qu’il avait constaté : « d’une part, que la fermeture du site de Meylan de la société Pace Europe, au sein duquel était employé l’intéressé, n’était pas justifiée par des difficultés économiques avérées et que, d’autre part, l’employeur ne pouvait être regardé comme ayant satisfait à son obligation de reclassement (…) l’inspecteur du travail n’a pu se fonder légalement sur la volonté de l’intéressé de quitter l’entreprise dès lors que les salariés investis de fonctions représentatives (…) ne sauraient renoncer à la protection exceptionnelle d’ordre public instituée par le législateur pour protéger leur mandat en demandant à l’autorité administrative d’autoriser purement et simplement leur licenciement ; que, par suite, la décision autorisant le licenciement de M. B…était entachée d’illégalité pour ce motif ».

En définitive, de même que le consentement des salariés ne devait pas être pris en considération par l’inspecteur du travail pour accorder l’autorisation de licenciement, la circonstance que ces derniers se soient contredits au détriment de l’employeur en ayant finalement dénoncé leur licenciement, ne saurait être invoquée pour faire obstacle à la contestation de la légalité d’une telle décision.

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References   [ + ]

1. CE 1er avril 2010 SAS Maradis, req. n° 334465 : Publié au Rec. CE p. 93.
2. Cass. Civ 1ère 6 juillet 2005 Golshani c/ République islamique d’Iran, pourvoi n° 01-15.912 : Publié au bulletin.
3. Cass. Com. 20 septembre 2011 Société Maviflex, pourvoi n° 10-22.888 : Publié au bulletin.
4. Sur ce point, voir l’avis de l’avocat général Régis de Gouttes sur Cass. Ass. Plén. 27 février 2009, pourvoi n° 07-19.841 : Publié au bulletin.
5. CE Section 18 juin 1965 Sieur Bellet, req. n° 61534 : Publié au Rec. CE p. 370 – CE 28 avril 1986 Mme Allard Labrun, req. n° 74517.
6. Voir les conclusions du rapporteur public Pierre Collin sur l’avis CE 1er avril 2010 SAS Marsadis précité : BDCF 2010 – n° 69 – Juin.
7. Conclusions du rapporteur public Gaëlle Dumortier sur CE 2 juillet 2014 Société Pace Europe, précité.

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