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CE 3 avril 2024 Société Victor Hugo, req. °472476
A l’occasion d’un arrêt rendu le 3 avril 2024, le Conseil d’État s’est penché, pour la première fois, sur la régularité des clauses de paiement en différé après requalification d’un bail en état futur d’achèvement (BEFA) en marché public de travaux.
Le centre hospitalier Alpes-Isère (le centre hospitalier) avait conclu, le 31 aout 2017, avec la société Victor Hugo 21 un BEFA portant sur la location, d’une part, de « deux bâtiments existants [A et B] après aménagement de l’un d’entre eux » 1)L’arrêt de la CAA indique cependant que les travaux d’aménagement concernaient les deux bâtiments et non un seul (CAA Marseille 27 février 2023, req. n° 21MA04312) et, d’autre part, d’un « nouveau bâtiment [C] à construire » et à aménager également, et ce « pour une durée de quinze ans avec une option d’achat après la douzième année ».
Une fois les travaux achevés, « le centre hospitalier s’est toutefois abstenu de prendre possession des locaux et a suspendu le paiement des loyers ». Dans la foulée, le centre hospitalier a saisi le juge administratif d’un recours en contestation de validité du contrat 2)CE Ass 28 décembre 2009 Commune de Béziers, req. n° 304802 qui a abouti à l’annulation du BEFA et au rejet des demandes reconventionnelles indemnitaires formulées par la société Victor Hugo 21 3)CAA Marseille 27 février 2023, req. n° 21MA04312.
Saisi par cette dernière, le Conseil d’Etat va, dans un premier temps, s’intéresser à la qualification du BEFA au regard des règles de la commande publique et suivre l’arrêt de la CAA de Marseille qui l’avait requalifié de marché public de travaux.
D’un côté et de manière très schématique, un marché public de travaux est caractérisé par les éléments suivants : sa forme est contractuelle, son objet porte sur la réalisation de travaux, sa fonction est de répondre à un besoin d’une personne soumise à la commande publique, ce besoin présente un intérêt économique direct pour cette dernière et l’opérateur économique 4)Sur lequel doit peser par ailleurs une véritable obligation de réalisation doit recevoir en contrepartie de sa prestation un prix ou tout équivalent 5)Cf. articles L. 1111-1 et L. 1111-2 du CCP – Et parmi de nombreuses jurisprudences : CJUE 25 mars 2010 Helmut Müller, aff. C-451/08 ; CJUE 10 juill. 2014 Impresa Pizzarotti, aff. C-213/13.
D’un autre côté, les contrats à objet immobilier portant sur un ouvrage existant (acquisition ou location d’un immeuble par le pouvoir adjudicateur, cession par un pouvoir adjudicateur d’un immeuble 6)Pour les cessions avec charges de biens immobiliers par les personnes publiques : cf. notamment : J.-F. Lafaix et L. Givord, Regards croisés sur les cessions immobilières avec charges et les contrats de la commande publique : Contrats et Marchés publics n° 5, Mai 2024, étude 4…) sont exclus du champ de la commande publique 7)Cf. la combinaison des articles L. 2512-4 et L. 2512-5-1° du CCP.
Des questions de « frontière » se pose nécessairement dès lors que le pouvoir adjudicateur sollicite également la réalisation de travaux dans le cadre d’un contrat à objet immobilier.
S’appuyant sur une jurisprudence récente de la CJUE portant également sur un BEFA 8)CJUE 22 avril 2021 Commission c/ Autriche, aff. C-537/19, le Conseil d’Etat juge que « Le contrat par lequel un pouvoir adjudicateur prend à bail ou acquiert des biens immobiliers qui doivent faire l’objet de travaux à la charge de son cocontractant constitue un marché de travaux (…) lorsqu’il résulte des stipulations du contrat qu’il exerce une influence déterminante sur la conception des ouvrages. Tel est le cas lorsqu’il est établi que cette influence est exercée sur la structure architecturale de ce bâtiment, telle que sa dimension, ses murs extérieurs et ses murs porteurs. Les demandes de l’acheteur concernant les aménagements intérieurs ne peuvent être considérées comme démontrant une influence déterminante que si elles se distinguent du fait de leur spécificité ou de leur ampleur 9)La CJUE estime, en effet, que les travaux d’aménagement correspondants aux exigences habituelles d’un locataire, au regard de la destination de l’ouvrage déjà programmé et des pratiques de commercialisation, sont hors champs de la commande publique (cf. en ce sens : CJUE 29 octobre 2009 Commission c/ Allemagne, aff. C-536/07) ».
Puis, en l’espèce, alors que la CAA s’était limitée à requalifier le BEFA au regard de la seule construction du nouveau bâtiment C (selon une « notice descriptive » et un « cahier des prestations » élaborées par le centre hospitalier) 10)Solution assez logique a priori dès lors que la structure architecturale est nécessairement concernée, le Conseil d’Etat va également se fonder sur les particularités des aménagements intérieurs réalisés 11)En mettant en avant les particularités des activités spécifiques à la source de ces différents travaux tant sur le bâtiment A existant que sur le bâtiment C à construire.
Les autres conditions relatives à la commande publique étant assurément vérifiées 12)L’opérateur devait recevoir une contrepartie (loyers et « surloyers »), tandis qu’il existait bien un intérêt économique direct pour le centre hospitalier dans la mesure où il allait disposer d’un titre lui assurant la disponibilité des ouvrages – sans que le Conseil d’Etat n’ait besoin de les évoquer spécifiquement – ce dernier va ainsi estimer que la CAA de Marseille n’a ni commis d’erreur de droit, ni inexactement qualifié les faits en jugeant « qu’un tel contrat, dénommé par les parties ” bail en l’état futur d’achèvement “, constitue (…) un marché public de travaux dès lors que l’ouvrage répondait aux besoins exprimés par le centre hospitalier, estimant nécessairement qu’il avait exercé une influence déterminante sur la conception de cet ouvrage ».
Dans un deuxième temps et à la lumière des considérations précédentes, le Conseil d’État va apprécier la régularité des clauses de paiement en différé.
Le code de la commande publique dispose que « Tout paiement en différé est interdit dans les marchés publics passés par l’État, ses établissements publics, les collectivités territoriales, leurs établissements publics et leurs groupements » 13)Article L. 2191-5 Code de la commande publique ayant repris l’article 60-I de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics applicable aux faits de l’espèce.
En l’espèce, le centre hospitalier rémunérait la société par le versement de loyers et de « surloyers » d’une montant annuel de 31 852,80 euros pendant une durée de dix ans à compter de la livraison du bâtiment C, et non « par le versement immédiat d’un prix ».
Du fait de la requalification du BEFA en marché public, une telle clause constituait donc mécaniquement une clause de paiement différé prohibée par les textes
Par suite, le Conseil d’Etat juge que la CAA n’a ni commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits « En jugeant, après avoir souverainement constaté que la clause de paiement différé mentionnée au point 6 était indivisible du reste du contrat, qu’eu égard à la nature de cette clause, le contenu du contrat présentait un caractère illicite et qu’un tel vice était de nature à justifier son annulation ».
Enfin, dans un troisième temps, le Conseil d’Etat confirme le rejet par la CAA des demandes reconventionnelles indemnitaires formulées la société Victor Hugo 21. Cette dernière n’avait pas a priori soulevé assez nettement la responsabilité quasi-délictuelle du centre hospitalier 14)Pour rappel, l’administration, en concluant un contrat illégal, commet une faute susceptible d’engager sa responsabilité quasi-délictuelle qui peut par ailleurs être partagée (cf. entre autres : CE sect. 10 avril 2008 Société Decaux, req. n° 244950 ; CE 7 décembre 2012 commune de Castres, req. n° 351752), tandis que le régime d’indemnisation en cas de résiliation pour motif d’intérêt général était inapplicable, le contrat ayant été annulé par le juge et non résilié 15)La société Victor Hugo 21 ne semble avoir soulevé que l’enrichissement sans cause (responsabilité quasi-contractuelle) et le régime d’indemnisation en cas de résiliation pour motif d’intérêt général.
References
1. | ↑ | L’arrêt de la CAA indique cependant que les travaux d’aménagement concernaient les deux bâtiments et non un seul (CAA Marseille 27 février 2023, req. n° 21MA04312 |
2. | ↑ | CE Ass 28 décembre 2009 Commune de Béziers, req. n° 304802 |
3. | ↑ | CAA Marseille 27 février 2023, req. n° 21MA04312 |
4. | ↑ | Sur lequel doit peser par ailleurs une véritable obligation de réalisation |
5. | ↑ | Cf. articles L. 1111-1 et L. 1111-2 du CCP – Et parmi de nombreuses jurisprudences : CJUE 25 mars 2010 Helmut Müller, aff. C-451/08 ; CJUE 10 juill. 2014 Impresa Pizzarotti, aff. C-213/13 |
6. | ↑ | Pour les cessions avec charges de biens immobiliers par les personnes publiques : cf. notamment : J.-F. Lafaix et L. Givord, Regards croisés sur les cessions immobilières avec charges et les contrats de la commande publique : Contrats et Marchés publics n° 5, Mai 2024, étude 4 |
7. | ↑ | Cf. la combinaison des articles L. 2512-4 et L. 2512-5-1° du CCP |
8. | ↑ | CJUE 22 avril 2021 Commission c/ Autriche, aff. C-537/19 |
9. | ↑ | La CJUE estime, en effet, que les travaux d’aménagement correspondants aux exigences habituelles d’un locataire, au regard de la destination de l’ouvrage déjà programmé et des pratiques de commercialisation, sont hors champs de la commande publique (cf. en ce sens : CJUE 29 octobre 2009 Commission c/ Allemagne, aff. C-536/07 |
10. | ↑ | Solution assez logique a priori dès lors que la structure architecturale est nécessairement concernée |
11. | ↑ | En mettant en avant les particularités des activités spécifiques à la source de ces différents travaux |
12. | ↑ | L’opérateur devait recevoir une contrepartie (loyers et « surloyers »), tandis qu’il existait bien un intérêt économique direct pour le centre hospitalier dans la mesure où il allait disposer d’un titre lui assurant la disponibilité des ouvrages |
13. | ↑ | Article L. 2191-5 Code de la commande publique ayant repris l’article 60-I de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics applicable aux faits de l’espèce |
14. | ↑ | Pour rappel, l’administration, en concluant un contrat illégal, commet une faute susceptible d’engager sa responsabilité quasi-délictuelle qui peut par ailleurs être partagée (cf. entre autres : CE sect. 10 avril 2008 Société Decaux, req. n° 244950 ; CE 7 décembre 2012 commune de Castres, req. n° 351752 |
15. | ↑ | La société Victor Hugo 21 ne semble avoir soulevé que l’enrichissement sans cause (responsabilité quasi-contractuelle) et le régime d’indemnisation en cas de résiliation pour motif d’intérêt général |