A la recherche du vent perdu : le Conseil d’Etat se prononce sur la prise en compte de la dimension immatérielle d’un paysage pour justifier le refus d’octroi d’une autorisation environnementale

Catégorie

Environnement

Date

October 2023

Temps de lecture

3 minutes

CE 4 octobre 2023 société Combray Energie, req. n° 464855, mentionné dans les tables du recueil Lebon

Dans cette décision, le Conseil d’Etat se prononce de façon inédite sur la prise en compte de la dimension immatérielle d’un paysage, au-delà de ses caractéristiques strictement physiques, pour justifier le refus d’octroi d’une autorisation environnementale.

En 2020, la société Combray Energie s’est vue refuser, par la préfète d’Eure-et-Loir, une autorisation environnementale pour l’installation et l’exploitation d’un parc de huit éoliennes à proximité du village d’Illiers-Combray, théâtre de la vie et de l’œuvre de Marcel Proust.

Le refus était fondé sur l’article L. 181-3 du code de l’environnement, qui prévoit notamment qu’une autorisation environnementale ne peut être accordée que si les mesures qu’elle comporte assurent la prévention des dangers ou inconvénients pour les intérêts mentionnés à l’article L. 511-1 du même code, au rang desquels figure la protection des paysages et la conservation des sites.

En conséquence, la société a demandé à la Cour administrative d’appel de Versailles, compétente en première instance en matière d’éoliennes, d’annuler l’arrêté préfectoral portant refus d’autorisation environnementale, de délivrer l’autorisation demandée en enjoignant à la préfète d’en fixer les conditions d’exploitation, et, à titre subsidiaire, d’enjoindre à la préfète de statuer à nouveau sur l’autorisation demandée.

Par un arrêt du 11 avril 2022 1)CAA Versailles 11 avril 2022 société Combray Energie, req. n° 20VE03265CAA, la Cour a rejeté la demande de la société, considérant que l’arrêté préfectoral était suffisamment motivé et que la préfète n’avait commis aucune erreur de droit ou d’appréciation.

La société s’est pourvue devant le Conseil d’Etat, lequel a suivi le raisonnement de la Cour administrative d’appel de Versailles.

En premier lieu, le Conseil d’Etat a souligné de façon inédite que, pour application des articles L. 511-1 du code de l’environnement et L. 350-1 A du même code, le juge des installations classées pour la protection de l’environnement apprécie les atteintes qui peuvent lui être portées en prenant en considération « des éléments présentant des dimensions historiques, mémorielles, culturelles et artistiques, y compris littéraires ».

En second lieu, il a rappelé que l’autorité administrative, sous le contrôle du juge, devait, pour apprécier l’atteinte significative d’une installation à des paysages ou des sites, prendre en compte la visibilité du projet depuis ces sites, ou la covisibilité du projet avec ces sites ou paysages.

Or, en l’espèce :

  • d’une part, le site en question revêt une dimension littéraire, historique et patrimoniale remarquable : en effet, le village d’Illiers-Combray et ses abords, abritant des paysages étroitement liés à la vie et à l’œuvre de Marcel Proust qui nécessitent d’être protégés et conservés, ont le caractère d’une servitude d’utilité publique et sont classés au titre de l’article L. 631-1 du code du patrimoine. En outre, plusieurs bâtiments tels que le clocher de l’église ou le jardin du Pré Catelan sont classés au titre des monuments historiques ; et, enfin, preuve de l’intérêt du site et de sa dimension touristique, un parcours pédestre y a été réalisé pour favoriser la découverte des lieux
  • d’autre part, les éoliennes auraient irrémédiablement été visibles depuis le site, portant ainsi une atteinte significative au paysage qui, bien que déjà partiellement anthropisé, « conserve pour l’essentiel son aspect champêtre et le gigantisme propre aux éoliennes porterait clairement atteinte à sa puissance évocatrice » 2)Conclusions sous CE 4 octobre 2023 société Combray Energie, req. n° 464855, mentionné dans les tables du recueil Lebon., selon les termes de Nicolas Agnoux, rapporteur public de l’affaire.

Le Conseil d’Etat a donc conclu au rejet du pouvoir, considérant que la Cour n’avait pas commis d’erreur de droit ou d’appréciation.

Cette solution singulière devrait toutefois demeurer isolée, puisqu’elle se justifie en l’espèce par le seul caractère particulièrement notoire de l’œuvre de Marcel Proust, et par ses liens intrinsèques avec le village d’Illiers-Combray.

En ce sens les conclusions du rapporteur public sous la décision sont instructives. Trois critères cumulatifs sont établis, au nom desquels l’évocation d’un paysage dans un œuvre littéraire pourrait lui conférer une « immunité » faisant obstacle à l’implantation d’une ICPE :

  • la renommée de l’œuvre ou sa place particulière dans l’histoire de l’art
  • l’existence d’une relation si étroite entre et l’œuvre et un paysage inscrit dans un lieu précis que le second apparaisse immédiatement et indissociablement lié à la première
  • un état de conservation des lieux suffisant, au regard de la description qui en est faite dans l’œuvre, pour que la correspondance de l’un à l’autre présente encore un enjeu

Il sera donc intéressant d’observer si, en application de ces critères, un autre monument de la littérature, suffira, par son lien évident avec un lieu, à justifier le refus d’y implanter un projet qui risquerait de porter atteinte à sa dimension immatérielle voire symbolique.

 

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