Espèces protégées : prise en compte de l’importance du projet pour identifier une raison impérative d’intérêt public majeur

Catégorie

Droit administratif général, Environnement

Date

June 2020

Temps de lecture

5 minutes

CE 3 juin 2020 Société La Provençale, req. n° 425395 : Rec. CE T.

Par cette décision, le Conseil d’Etat apporte des précisions sur la notion de raison impérative d’intérêt public majeur, permettant de déroger aux interdictions de porter atteinte à des espèces protégées, et en donne une illustration.

1           La protection de certaines espèces et de leurs habitats

1.1        La directive 92/43/CEE du Conseil, du 21 mai 1992, concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages, est connue pour l’institution du réseau écologique « Natura 2000 ».

Toutefois, ce n’est pas son seul objet et, dans son troisième chapitre « Protection des espèces », elle institue un mécanisme de protection de certaines espèces animales et végétales énumérées dans ses annexes, au travers d’interdictions diverses (notamment, à son article 12, l’interdiction de toute forme de capture ou de mise à mort intentionnelle de spécimens de ces espèces dans la nature).

Ces interdictions sont cependant assorties, à son article 16, de la possibilité, pour les Etats membres, d’accorder des dérogations.

1.2        En droit français, ces règles sont transposées dans le code de l’environnement et dans divers textes pris pour son application.

L’article L. 411-1 du code de l’environnement énumère les interdictions pouvant être prononcées et l’article L. 411-2 renvoie à un décret le soin d’en définir les modalités. Ce décret doit également fixer les conditions de délivrance des dérogations aux interdictions en cause.

A cet effet, l’article L. 411-2 définit toutefois les conditions de fond devant être respectées pour qu’une dérogation puisse être délivrée.

Il en résulte qu’une dérogation ne peut être accordée que si trois conditions cumulatives sont remplies :

  • La dérogation est justifiée par l’un des motifs limitativement énumérés, parmi lesquels figure « l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou […] d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique […] » ;
  • Il n’existe pas, pour atteindre l’objectif poursuivi, d’autre solution satisfaisante que l’octroi de la dérogation (et donc l’atteinte aux espèces ou habitats concernés) ;
  • Et, enfin, la dérogation ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ».

2          Le contexte de l’arrêt

La société La Provençale a souhaité réaliser un projet de réouverture de la carrière de Nau Bouques sur le territoire des communes de Vingrau et Tautavel. A cet effet, elle a obtenu du préfet des Pyrénées-Orientales une dérogation aux interdictions de destruction d’espèces de flore et de faune sauvages protégées.

Celle-ci a été annulée par le tribunal administratif à la demande d’une association. La société ainsi que le ministre chargé de la transition écologique et solidaire ont fait appel de ce jugement, mais leurs appels ont été rejetés par la cour administrative d’appel de Marseille. Ils ont alors formé des pourvois en cassation devant le Conseil d’Etat.

3          La décision du Conseil d’Etat

3.1        Après une citation des articles L. 411-1 et L. 411-2 du code de l’environnement, le Conseil d’Etat commence tout d’abord par rappeler qu’il en résulte :

« qu’un projet de travaux, d’aménagement ou de construction d’une personne publique ou privée susceptible d’affecter la conservation d’espèces animales ou végétales protégées et de leur habitat ne peut être autorisé, à titre dérogatoire, que s’il répond, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, tels que notamment le projet urbain dans lequel il s’inscrit, à une raison impérative d’intérêt public majeur. En présence d’un tel intérêt, le projet ne peut cependant être autorisé, eu égard aux atteintes portées aux espèces protégées appréciées en tenant compte des mesures de réduction et de compensation prévues, que si, d’une part, il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et, d’autre part, cette dérogation ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ».

Le caractère cumulatif des conditions requises, ainsi que la référence faite à un projet urbain dans lequel le projet peut s’inscrire, ne sont pas des éléments nouveaux et figuraient déjà dans de précédentes décisions 1)CE 25 mai 2018, req. n° 413627, point 7 : Rec. CE T. – CE 24 juillet 2019, req. n° 414353, point 3 : Rec. CE T.. Toutefois, dans la mesure où tous les projets ne sont pas censés s’inscrire dans un projet urbain, la rédaction est légèrement amendée, pour faire plus largement référence aux « intérêts économiques et sociaux en jeu ».

3.2       Il ajoute ensuite qu’il en résulte :

« que l’intérêt de nature à justifier, au sens du c) du I de l’article L. 411-2 du code de l’environnement, la réalisation d’un projet doit être d’une importance telle qu’il puisse être mis en balance avec l’objectif de conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvage poursuivi par la législation, justifiant ainsi qu’il y soit dérogé. Ce n’est qu’en présence d’un tel intérêt que les atteintes portées par le projet en cause aux espèces protégées sont prises en considération, en tenant compte des mesures de réduction et de compensation prévues, afin de vérifier s’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et si la dérogation demandée ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle. C’est donc à bon droit que la cour s’est prononcée sur la question de savoir si le projet répond à une raison impérative d’intérêt public majeur, sans prendre en compte à ce stade la nature et l’intensité des atteintes qu’il porte aux espèces protégées, notamment leur nombre et leur situation »

Si elle apparaît pour la première fois dans une décision du Conseil d’Etat, la nécessité que le projet soit « d’une importance telle qu’il puisse être mis en balance avec l’objectif de conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvage poursuivi par la législation, justifiant ainsi qu’il y soit dérogé », n’est, pour autant, pas totalement nouvelle.

Cette exigence, ou tout du moins cette formulation, est en effet reprise de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, qui l’a utilisée pour l’application de l’article 6 de la directive 92/42/CEE 2)CJUE 16 février 2012 Marie-Noëlle Solvay, aff. C-182/10, point 75. – CJUE 29 juillet 2019 Inter-Environnement Wallonie ASBL, aff. C-411/17, point 155.. Cet article est toutefois relatif aux sites Natura 2000, même s’il emploie également la notion de raison impérative d’intérêt public majeur, comme le fait l’article 16 de la directive pour les dérogations « espèces protégées ». Le Conseil d’Etat paraît donc postuler qu’il s’agirait de la même notion dans ces deux textes et que l’on pourrait l’interpréter de la même manière quel que soit le régime juridique en cause.

Surtout, le Conseil d’Etat précise que ce n’est pas au stade de l’identification d’une raison impérative d’intérêt public majeur qu’il y a lieu de prendre en considération les atteintes pouvant résulter du projet ou les mesures de réduction et de compensation de celles-ci. Elles seront prises en compte dans le cadre de l’examen des deux autres conditions.

3.3       Enfin, le Conseil d’Etat admet en l’espèce qu’eu égard à sa nature et aux intérêts économiques et sociaux qu’il présente, le projet de réouverture de la carrière répondait à une raison impérative d’intérêt public majeur dès lors que :

« outre le fait que […] l’exploitation de la carrière de Nau-Bouques devrait permettre la création de plus de quatre-vingts emplois directs dans un département dont le taux de chômage dépasse de près de 50 % la moyenne nationale, […] le projet de réouverture de la carrière de Nau Bouques s’inscrit dans le cadre des politiques économiques menées à l’échelle de l’Union Européenne qui visent à favoriser l’approvisionnement durable de secteurs d’industrie en matières premières en provenance de sources européennes, qu’il n’existe pas en Europe un autre gisement disponible de marbre blanc de qualité comparable et en quantité suffisante que celui de la carrière de Nau Bouques pour répondre à la demande industrielle et que ce projet contribue à l’existence d’une filière française de transformation du carbonate de calcium ».

Il censure donc l’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille, et lui renvoie le jugement de l’affaire. Il reviendra donc à la cour d’apprécier si les deux autres conditions sont remplies.

 

Partager cet article

References   [ + ]

1. CE 25 mai 2018, req. n° 413627, point 7 : Rec. CE T. – CE 24 juillet 2019, req. n° 414353, point 3 : Rec. CE T.
2. CJUE 16 février 2012 Marie-Noëlle Solvay, aff. C-182/10, point 75. – CJUE 29 juillet 2019 Inter-Environnement Wallonie ASBL, aff. C-411/17, point 155.

3 articles susceptibles de vous intéresser