Extension inédite des prérogatives du comptable public : il peut interrompre le cours de la prescription quadriennale d’une créance détenue entre personnes publiques

Catégorie

Droit administratif général

Date

October 2020

Temps de lecture

5 minutes

CE 21 septembre 2020 Communauté d’agglomération Chalon-Val-de-Bourgogne, req. n° 430915 : mentionné dans les tables du recueil Lebon

Pour la première fois, le Conseil d’Etat reconnaît que le comptable public d’une personne morale soumise aux principes généraux de la comptabilité publique a qualité pour interrompre la prescription quadriennale d’une créance dont il est chargé du recouvrement sur une personne publique bénéficiaire de la loi du 31 décembre 1968.

En 2009, pour une prescription commençant à courir à compter du 1er janvier 2010 1)Le point de départ du délai de la prescription quadriennale d’une créance publique commence à courir à partir du premier jour de l’année suivant la survenance du fait générateur de la créance – Article 1er de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968, la communauté d’agglomération Chalon-Val-de-Bourgogne a transmis au département de Saône-et-Loire trois états-acomptes afin d’obtenir le règlement de la moitié des dépenses mandatées et restant dues au titre de conventions de financement conclues pour la réalisation de travaux de voirie. Le 7 octobre 2012, pendant le délai de la prescription quadriennale, le comptable public de la trésorerie de Chalon-sur-Saône a envoyé, au titre de son action en recouvrement des recettes, trois mises en demeure de payer les sommes dues. Le 5 février 2015, le président de la communauté d’agglomération a réitéré la demande de paiement. En l’absence de réponse, la communauté d’agglomération a saisi le tribunal administratif de Dijon d’une demande tendant à l’annulation de cette décision implicite de rejet et à la condamnation du département au règlement des sommes dues.

Par un jugement du 1er décembre 2016 2)TA Dijon 1er décembre 2016, req. n° 1501600, le tribunal administratif a fait droit à sa demande. Par un arrêt du 21 mars 2019 3)CAA Lyon 21 mars 2019, req. n° 17LY00561, inédit au recueil Lebon, la cour administrative d’appel de Lyon a toutefois annulé ce jugement en considérant que les mises en demeure adressées par le comptable public n’avaient pas eu d’effet interruptif sur le délai de prescription. Seule la demande de paiement adressée par le président de la communauté d’agglomération, le 5 février 2015, pouvait être prise en compte. Or, à cette date, le juge d’appel a estimé que les créances de la communauté d’agglomération étaient atteintes par la prescription quadriennale, ce qui a justifié le rejet de l’action en paiement.

La communauté d’agglomération a alors formé un pourvoi en cassation.

Rappelons que seul l’ordonnateur, voire les personnes ayant reçu une délégation expresse de sa part 4)CE Section 5 décembre 2014 Commune de Scionzier, req. n° 359769 : publié au recueil Lebon sont compétents en application de l’article 2 de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968, pour adresser une demande de paiement ou toute réclamation sur la créance permettant d’opposer la prescription d’assiette, c’est-à-dire le délai dans lequel la créance doit être mise en recouvrement à l’encontre de son débiteur (par l’émission d’un titre de recettes notamment) 5)La prescription d’assiette ne doit pas être confondue avec la prescription de l’action en recouvrement prévue à l’article L. 1617-5 3° du code général des collectivités territoriales, correspondant au délai dont dispose le comptable public pour obtenir le paiement d’un titre de recettes. Dans la présente affaire, le Conseil d’Etat précise que la prérogative reconnue au comptable public au stade de la mise en recouvrement est sans incidence sur la prescription de l’action en recouvrement. Le comptable public conserve la possibilité d’interrompre le cours de la prescription de l’action en recouvrement prévue à l’article L. 1617-5 3° du code précité. . Jusqu’à présent, le comptable public était par principe exclu du dispositif, n’étant pas autorisé à agir à ce stade.

Seule la cour administrative d’appel de Bordeaux s’est prononcée en 2016 sur la qualité du comptable public pour interrompre la prescription quadriennale 6)CAA Bordeaux 5 décembre 2016 Région Midi-Pyrénées, req. n° 14BX02741, sans que sa jurisprudence ait toutefois été suivie par les juges d’appels saisis en l’espèce. Par la présente affaire, la question est portée devant le Conseil d’Etat.

Le Conseil d’Etat revient de manière inédite sur les prérogatives accordées au comptable public au stade de la mise en recouvrement d’une créance publique au sens de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968.

Sur ce point, les conclusions du rapporteur public Laurent Cytermann 7)Conclusions du rapporteur public Laurent Cytermann sont éclairantes pour comprendre l’incohérence du raisonnement retenu par les juges d’appel :

« Le raisonnement de la cour nous parait également reposer sur une compréhension erronée de l’incompatibilité des fonctions d’ordonnateur et de comptable. Bien sûr, le comptable ne doit pas accomplir les opérations qui incombent à l’ordonnateur, mais cela n’exclut pas que les opérations qu’il effectue en tant que comptable aient un effet sur la prescription de la créance qui intéresse l’ordonnateur. La perception des recettes publiques comporte deux phases successives : la phase administrative, qui incombe à l’ordonnateur et qui comprend la constatation des droits, la liquidation de la recette et l’émission de l’ordre de recouvrement (article 11 du GBCP) ; la phase comptable, qui incombe au comptable public et qui consiste dans le recouvrement amiable ou forcé de la créance (article 18-5°). Le moment charnière est l’émission par l’ordonnateur de l’ordre de recouvrer, qui clôt la phase administrative et ouvre la phase comptable, en permettant au comptable public de poursuivre si besoin l’exécution forcée de la créance (article 28). Selon la terminologie du décret GBCP, le comptable public assume la « prise en charge » de l’ordre de recouvrer qui lui est remis par l’ordonnateur (article 18-4°) : c’est désormais à lui d’opérer, comme dans une course de relais où le témoin est transmis par le coureur à son coéquipier. Il n’y a pas de recouvrement entre les deux phases et l’un des principaux inconvénients de la solution de la cour est qu’elle impose à l’ordonnateur de continuer à suivre la créance après l’émission de l’ordre de recouvrement, afin de veiller à l’absence d’extinction de la prescription. Pour reprendre l’image du relais, le comptable devrait rapporter périodiquement le témoin à l’ordonnateur … (…) La solution que nous vous proposons conduit à ce qu’un même acte du comptable, tel qu’un commandement de payer, interrompe à la fois la prescription de la créance en application de la loi du 31 décembre 1968 et la prescription de l’action en recouvrement en application de l’article L. 1617-5 du CGCT. Nous n’y voyons pas de grands inconvénients. »

Le Conseil d’Etat a suivi les conclusions du rapporteur public en censurant l’arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Lyon pour erreur de droit.

Sans remettre en cause les obligations incombant à l’ordonnateur, le Conseil d’Etat rappelle que le comptable public est tenu, sur le fondement de l’article 11 du décret n° 62-1587 du 29 décembre 1962 portant règlement général sur la comptabilité publique applicable en l’espèce, désormais repris à l’article 18 du décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012, d’accomplir toutes les diligences requises pour s’assurer de la prise en charge et du recouvrement des ordres de recettes. Cette prérogative et la responsabilité personnelle qui en découle pour le comptable public justifient qu’il puisse agir pendant le délai de la prescription d’assiette pour s’assurer que la créance ne s’éteint pas et, par ce biais, sauvegarder son action en recouvrement.

Ainsi, le Conseil d’Etat étend le champ d’application de l’article 2 de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 au comptable public. Dès lors qu’il est chargé du recouvrement d’une créance détenue sur une autre personne publique bénéficiaire, le comptable public est autorisé à prendre tout acte qu’il estime nécessaire pour interrompre le cours de la prescription d’assiette :

« Il résulte de ces dispositions que le comptable public d’une personne morale soumise aux principes généraux de la comptabilité publique, dès lors qu’il est chargé du recouvrement d’une créance dont cette dernière est titulaire sur une personne publique bénéficiaire de la prescription prévue par la loi du 31 décembre 1968, a qualité pour effectuer tous actes interruptifs du cours de cette prescription. » (considérant n° 4)

Ce dispositif présente l’avantage de sauvegarder les droits à paiement du créancier public, notamment pour pallier d’éventuelles carences de l’ordonnateur qui n’aurait pas émis l’ordre de recouvrement dans le délai imparti, comme ce fut le cas en l’espèce. Les mises en demeure de payer adressées par le comptable public de la trésorerie de Saône-et-Loire le 7 octobre 2012 ont eu pour effet de reporter le point de départ du délai de prescription quadriennale à la date du 1er janvier 2013, et non plus au 1er janvier 2010, ce qui régularise l’ordre de recouvrement émis par l’ordonnateur le 5 février 2015.

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1. Le point de départ du délai de la prescription quadriennale d’une créance publique commence à courir à partir du premier jour de l’année suivant la survenance du fait générateur de la créance – Article 1er de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968
2. TA Dijon 1er décembre 2016, req. n° 1501600
3. CAA Lyon 21 mars 2019, req. n° 17LY00561, inédit au recueil Lebon
4. CE Section 5 décembre 2014 Commune de Scionzier, req. n° 359769 : publié au recueil Lebon
5. La prescription d’assiette ne doit pas être confondue avec la prescription de l’action en recouvrement prévue à l’article L. 1617-5 3° du code général des collectivités territoriales, correspondant au délai dont dispose le comptable public pour obtenir le paiement d’un titre de recettes. Dans la présente affaire, le Conseil d’Etat précise que la prérogative reconnue au comptable public au stade de la mise en recouvrement est sans incidence sur la prescription de l’action en recouvrement. Le comptable public conserve la possibilité d’interrompre le cours de la prescription de l’action en recouvrement prévue à l’article L. 1617-5 3° du code précité.
6. CAA Bordeaux 5 décembre 2016 Région Midi-Pyrénées, req. n° 14BX02741
7. Conclusions du rapporteur public Laurent Cytermann

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