La mise en régie aux frais et risques du cocontractant est d’ordre public

Catégorie

Contrats publics

Date

December 2016

Temps de lecture

6 minutes

CE Assemblée 9 novembre 2016 Société Fosmax LNG, req. n° 388806 : Mentionné aux tables du recueil Lebon

En 2001, Gaz de France (GDF), ayant alors le statut d’établissement public, a conclu un contrat avec un groupement d’entreprises étrangères dénommé STS pour la construction d’un terminal méthanier sur la presqu’île de Fos Cavaou. Ce contrat a ensuite été cédé à l’une des filiales de GDF, la société Fosmax LNG, laquelle est devenue le cocontractant du groupement d’entreprises.

Cette affaire a déjà donné lieu à une décision du Tribunal des conflits 1) TC 11 avril 2016 Société Fosmax LNG, req. n° C4043 : publié au Rec. CE qui a jugé que contrat présente une nature administrative : conclu à l’origine par une personne publique, l’établissement public GDF à l’époque de sa signature, il porte sur des travaux publics devant permettre d’assurer la sécurité d’approvisionnement et la continuité de la fourniture du gaz soit les obligations de service public de GDF. Cette décision retient que cette qualification de contrat administratif survit tant au changement de statut de GDF après la signature du contrat (l’établissement public étant devenu une société anonyme) qu’à la cession du contrat une filiale relevant du droit privé. En d’autres termes, il suffit qu’une personne publique ait été partie au contrat au moment de sa signature pour que le contrat soit qualifié d’administratif, même si ultérieurement il ne lie plus que des personnes privées.

Par un avenant signé en 2011, les parties personnes privées ont décidé de soumettre tout litige relatif à ce contrat à des arbitres avant tout recours à une juridiction. Cette modification du contrat a été rendue possible par la cession du contrat à une filiale de GDF soumise au droit privé. En effet, hors exceptions prévues par les lois et les traités internationaux, tout compromis ou toute clause compromissoire conclus par une personne morale de droit public est entaché d’une nullité d’ordre public 2) CE Avis Assemblée générale 6 mars 1986 Ministre d’Etat chargé du Plan et de l’Aménagement du Territoire, req. n° 339710 : publié au Rec. CE (sauf autorisation donnée par la loi pour transiger).

Les parties ont donc saisi un tribunal arbitral pour solder un différend concernant l’achèvement des travaux du terminal méthanier. Cette instance a condamné les membres du groupement STS à payer la somme de 68 805 345 euros à la société Fosmax LNG, mais il a également considéré que cette dernière devait payer au groupement la somme de 128 162 021 EUR.

La société Fosmax a saisi le Conseil d’État d’un recours tendant à l’annulation de cette sentence arbitrale rendue en sa défaveur.

1 L’office du juge administratif saisi d’un recours contre une sentence arbitrale internationale

1.1 Champ de compétence du juge administratif

Reprenant le sens de la décision « INSERM » du Tribunal des conflits 3) TC 17 mai 2010 INSERM, req. n° 3754, Publié au Rec. CE – CE 19 avril 2013 Syndicat mixte des aéroports de Charente, req. n° 352750 : Publié au Rec. CE , le Conseil d’Etat rappelle d’abord que le recours contre une sentence en matière d’arbitrage international rendue en France relève de la compétence de la juridiction administrative lorsque le litige est lié à l’exécution ou à la rupture d’un contrat conclu entre une personne morale de droit public française et une personne de droit étranger, exécuté sur le territoire français mais mettant en jeu les intérêts du commerce international, et qui relève d’un régime administratif d’ordre public administratif qui implique un contrôle de la conformité de la sentence arbitrale aux règles impératives du droit public français, notamment celles relatives à l’occupation du domaine public ou à la commande publique.

La Haute Juridiction précise qu’il en va ainsi y compris pour les sentences rendues sur le fondement de l’article 90 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés public 4) « Les acheteurs peuvent recourir à l’arbitrage tel qu’il est réglé par le livre IV du code de procédure civile pour le règlement des litiges relatifs à l’exécution des marchés de partenariat, avec application de la loi française. ». Le Conseil d’Etat précise expressément dans l’arrêt commenté que le renvoi au livre IV du code de procédure civile ne saurait s’entendre comme emportant dérogation aux principes régissant la répartition des compétences entre les ordres de juridiction. en vue du règlement de litiges relatifs à l’exécution des marchés de partenariat mettant en jeu les intérêts du commerce international. Le juge anticipe ici une clarification utile pour l’exécution de ces contrats.

1.2 Le contrôle du juge administratif sur la légalité de la sentence

Par ailleurs, la sentence que rendent les arbitres étant une véritable décision de justice qui s’impose aux parties, le contrôle du juge administratif demeure nécessairement restreint.

Ainsi, le Conseil d’Etat considère que le contrôle sur les sentences arbitrales internationales ne peut porter que sur les éléments suivants 5) Ce caractère restreint du contrôle exercé sur la sentence arbitrale n’est pas sans rappeler celui que le juge administratif exerce lorsqu’il est saisi d’une demande d’homologation d’une transaction régie par le droit interne : CE Assemblée 6 décembre 2002 Syndicat intercommunal des établissements du second cycle du second degré du district de l’Hay-les-roses, req. n° 249153 : publié au Rec. CE. :

    ► la licéité de la convention d’arbitrage, qu’il s’agisse d’une clause compromissoire ou d’un compromis, soit la possibilité même de soumettre le litige à l’arbitrage, moyen qu’il peut soulever d’office ;

    ► la régularité des conditions dans lesquelles a été rendue la sentence : respect par le tribunal arbitral de sa compétence et de sa mission, des règles de composition du tribunal, des principes d’indépendance et d’impartialité, du caractère contradictoire de la procédure et de l’obligation de motivation de la sentence ;

    ► la conformité à l’ordre public de la sentence arbitrale. La sentence est contraire à l’ordre public lorsque le contrat dont elle fait application a un objet illicite ou est entaché d’un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, lorsqu’il méconnaît des règles auxquelles les personnes publiques ne peuvent déroger, telles que notamment l’interdiction de consentir des libéralités 6) CE Section 19 mars 1971 Mergui, req n° 79962 : Publié au Rec. CE , d’aliéner le domaine public ou de renoncer aux prérogatives dont ces personnes disposent dans l’intérêt général au cours de l’exécution du contrat, ou encore lorsqu’elle méconnaît les règles d’ordre public du droit de l’Union européenne.


1.3 Conséquences attachées à la l’illégalité de la sentence

Lorsque le Conseil d’Etat, saisi d’un tel recours, constate l’illégalité du recours même à l’arbitrage, il doit prononcer l’annulation de la sentence et peut décider, soit de renvoyer le litige au tribunal administratif compétent pour en connaître, soit d’évoquer l’affaire et de statuer lui-même sur les réclamations présentées devant le collège arbitral.

Si, au contraire, il constate que le litige est arbitrable, il peut rejeter le recours dirigé contre la sentence arbitrale ou annuler, totalement ou partiellement, celle-ci. Toutefois, le juge administratif ne peut ensuite régler lui-même l’affaire au fond que si la convention d’arbitrage l’a prévu ou s’il est invité à le faire par les deux parties. Dans le cas contraire, les parties sont maitresses de leur litige et peuvent alors décider de le porter devant un tribunal arbitral ou de saisir le tribunal administratif compétent.

2 La régularité de la sentence arbitrale

2.1 La qualification erronée du contrat par le tribunal arbitral est sans incidence sur la régularité de la sentence

La société requérante soutenait que le tribunal arbitral a entaché sa décision d’illégalité en qualifiant de manière erronée le contrat litigieux de contrat de droit privé.

En effet, comme précédemment évoqué, le Tribunal des conflits a déjà considéré que le contrat est administratif et régi par les règles de droit public, malgré la modification du statut de GDF d’établissement public à société de droit privé et malgré la cession du contrat à une personne de droit privé 7) TC 11 avril 2016 Société Fosmax LNG, req. n° 4043 : publié au Rec. CE..
Mais une telle erreur n’est pas par elle-même de nature à entrainer l’annulation de la sentence, parce que « le contrôle du juge administratif sur une sentence arbitrale doit porter non sur la qualification que les arbitres ont donnée de la convention liant les parties, mais sur la solution donnée au litige ».

Ainsi, hormis la validité du recours à l’arbitrage et la régularité de la procédure suivie, l’annulation de la sentence n’est encourue que si une erreur d’analyse a conduit le tribunal arbitral à méconnaître une règle d’ordre public : une simple erreur de droit qui n’aurait pas conduit à contredire une telle règle n’a pas d’incidence sur la validité de la sentence arbitrale.

2.2 La mise en régie est une « règle générale applicable aux contrats administratifs » à laquelle la personne publique ne peut pas renoncer

Mais en l’espèce, la sentence arbitrale méconnait une règle d’ordre public à laquelle une personne publique (même qui n’est plus partie au contrat) ne peut pas renoncer.

A cet égard, dans un long considérant de principe, le Conseil d’Etat juge expressément et pour la première fois que le recours à la mise en régie en cas de défaillance du cocontractant d’un maître d’ouvrage de travaux publics est une règle générale applicable aux contrats administratifs, et qui plus est d’ordre public. Par conséquent, non seulement cette mesure peut être prononcée même dans le silence du contrat, mais en outre, le maître d’ouvrage de travaux publics ne peut pas y renoncer par contrat.

Le Conseil d’Etat dessine les contours du régime de cette mesure ayant pour objet de pallier l’inertie, les manquements ou la mauvaise foi du cocontractant qui entrave l’exécution d’un contrat administratif, en rappelant qu’elle est subordonnée à une mise en demeure préalable de se conformer à ses obligations et que sa mise en œuvre « n’a pas pour effet de rompre le lien contractuel existant entre le maître d’ouvrage et son cocontractant » 8) CE 23 janvier 1981 Commune d’Aunay-sur-Odon, req. n° 06760 : publié au Rec. CE..

En l’espèce, le tribunal arbitral a rejeté la demande de la société Fosmax tendant à la condamnation du groupement STS au paiement de l’intégralité du coût des travaux que la Fosmax a fait exécuter par des tiers en retenant qu’elle avait méconnu le contrat en ne le résiliant pas avant de prononcer la mesure de mise en régie. Mais les stipulations contractuelles exigeant une résiliation avant toute mise en régie sont contraires aux règles d’ordre public nationales, et le tribunal arbitral aurait donc dû les écarter. La sentence arbitrale est annulée pour ce motif.

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1. TC 11 avril 2016 Société Fosmax LNG, req. n° C4043 : publié au Rec. CE
2. CE Avis Assemblée générale 6 mars 1986 Ministre d’Etat chargé du Plan et de l’Aménagement du Territoire, req. n° 339710 : publié au Rec. CE (sauf autorisation donnée par la loi pour transiger
3. TC 17 mai 2010 INSERM, req. n° 3754, Publié au Rec. CE – CE 19 avril 2013 Syndicat mixte des aéroports de Charente, req. n° 352750 : Publié au Rec. CE
4. « Les acheteurs peuvent recourir à l’arbitrage tel qu’il est réglé par le livre IV du code de procédure civile pour le règlement des litiges relatifs à l’exécution des marchés de partenariat, avec application de la loi française. ». Le Conseil d’Etat précise expressément dans l’arrêt commenté que le renvoi au livre IV du code de procédure civile ne saurait s’entendre comme emportant dérogation aux principes régissant la répartition des compétences entre les ordres de juridiction.
5. Ce caractère restreint du contrôle exercé sur la sentence arbitrale n’est pas sans rappeler celui que le juge administratif exerce lorsqu’il est saisi d’une demande d’homologation d’une transaction régie par le droit interne : CE Assemblée 6 décembre 2002 Syndicat intercommunal des établissements du second cycle du second degré du district de l’Hay-les-roses, req. n° 249153 : publié au Rec. CE.
6. CE Section 19 mars 1971 Mergui, req n° 79962 : Publié au Rec. CE
7. TC 11 avril 2016 Société Fosmax LNG, req. n° 4043 : publié au Rec. CE.
8. CE 23 janvier 1981 Commune d’Aunay-sur-Odon, req. n° 06760 : publié au Rec. CE.

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