Marché de travaux : extension de l’étendue du devoir de conseil du maître d’œuvre

Catégorie

Contrats publics

Date

January 2024

Temps de lecture

4 minutes

CE 22 décembre 2023 OPH Domanys, req. n° 472699 : mentionné aux T. du Rec. CE

Par une décision en chambres réunies du 22 décembre 2023, le Conseil d’Etat complète sa jurisprudence sur l’étendue du devoir de conseil du maître d’œuvre au bénéfice du maître d’ouvrage.

Dans les faits en cause, un office public de l’habitat (« OPH ») avait entrepris la construction de logements dont il avait confié la maîtrise d’œuvre à un groupement.

Entre la réception de l’ouvrage prononcée en 2015 et la levée des réserves en 2016, l’OPH a été mis en demeure par la direction départementale des territoires de mettre les logements en conformité aux normes d’aération et d’accessibilité aux personnes handicapées.

Les reprises nécessaires ont été effectuées après la levée des réserves par le titulaire du marché de travaux.

L’OPH maître d’ouvrage a alors obtenu devant le tribunal administratif le remboursement des travaux de reprise par son maître d’œuvre, à raison des manquements à son devoir de conseil.

Cette solution a été annulée en appel, la cour ayant considéré que les non-conformités aux règles de construction des bâtiments d’habitation neufs ne constituent pas des non-conformités aux spécifications des marchés de travaux et qu’en admettant qu’elles relèvent d’erreurs de conception de l’ouvrage, leur signalement ne relevait pas de la mission d’assistance aux opérations de réception incombant au maître d’œuvre.

L’OPH s’est pourvu en cassation, soumettant ainsi la question de l’étendue du devoir de conseil lors de la réception des travaux.

Les normes de référence du devoir de conseil

Pour mémoire, il était déjà jugé qu’un manquement à l’obligation de conseil est caractérisé lorsque le maître d’œuvre s’est abstenu d’attirer l’attention du maître d’ouvrage sur des désordres affectant l’ouvrage et dont il pouvait avoir connaissance, y compris sur les vices non-apparents dont il aurait eus connaissance en cours de chantier 1)CE 28 janvier 2011 Société cabinet d’études Marc Merlin et autres, req. n°  330693 : mentionné aux T. du Rec. CE – voir notre article « Responsabilité du maître d’œuvre : l’abstention vaut manquement à son devoir de conseil ».

La jurisprudence retenait par ailleurs jusque-là que le devoir de conseil implique que le maître d’œuvre signale au maître d’ouvrage l’entrée en vigueur, au cours de l’exécution des travaux, de toute nouvelle réglementation applicable à l’ouvrage, afin que celui-ci puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à la mise en conformité de l’ouvrage 2)CE 10 décembre 2020 M. G…, req. n° n° 432783 : mentionné aux T. du Rec. CE.

En l’espèce, le Conseil d’Etat franchit un pas supplémentaire et juge que le devoir de conseil du maître d’œuvre implique qu’il signale au maître d’ouvrage, lors des opérations de réception, toute non-conformité de l’ouvrage aux stipulations contractuelles, aux règles de l’art et aux normes qui lui sont applicables, afin que celui-ci puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à leur mise en conformité.

En clair, l’obligation de conseil est renforcée à la faveur des maîtres d’ouvrage, dépassant les seules non-conformités aux clauses des marchés de travaux.

Un maître d’ouvrage informé par son maître d’œuvre de la non-conformité de l’ouvrage aux normes applicables pourra donc à l’avenir émettre des réserves et refuser de réceptionner l’ouvrage alors même que les stipulations contractuelles n’auraient pas été méconnues.

Tirant les conséquences de cette solution, le Conseil d’Etat annule donc l’arrêt de la cour pour erreur de droit.

La période d’apparition des vices couverts par le devoir de conseil

Dans ses conclusions, le rapporter public revenait expressément sur la frontière entre la responsabilité pour manquement au devoir de conseil (i) et la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre dont relèvent les prestations indissociables de la réalisation de l’ouvrage, en particulier sa conception (ii).

Pour mémoire, il ressort de la jurisprudence du Conseil d’Etat à cet égard que le maître d’ouvrage ne peut plus rechercher la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre à raison d’un vice de conception après la réception des travaux 3)CE 2 décembre 2019 Société Guervilly et autres, req. n° 423544 : mentionné aux T. du Rec. CE.

Au cas d’espèce, la réglementation méconnue (accessibilité aux personnes handicapées et normes d’aération) était méconnue depuis la conception même de l’ouvrage, ce qui pose la question de savoir à quel type de responsabilité du maître d’œuvre rattacher ce manquement.

Dans l’hypothèse où il aurait eu connaissance de la non-conformité depuis la conception et aurait omis d’en avertir le maître d’ouvrage, le rapporteur public rappelle que la réception n’aurait été acquise qu’à la suite de manœuvres frauduleuses ou dolosives et n’aurait donc pas éteint les relations contractuelles, entrainant la mise en cause de la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre 4)CE15 juillet 2004 Syndicat intercommunal d’alimentation en eau des communes de la Seyne et de la région Est de Toulon, req. n° 235053 : au Rec. CE.

En l’espèce toutefois, la situation est différente car on ignore s’il avait connaissance de la non-conformité, aussi le prononcé de la réception a bien produit ses effets et éteint les relations contractuelles.

Le rapporteur public dans ses conclusions soulevait alors que :

« [la] jurisprudence sur les effets extinctifs de la réception ne saurait jamais interdire au maître d’ouvrage de rechercher la responsabilité de son maître d’œuvre à raison d’un manquement à son devoir de conseil, même lorsque ce manquement porte sur un vice de conception de l’ouvrage. Les deux responsabilités du maître d’œuvre – comme constructeur et comme conseil du maître d’ouvrage – sont distinctes et se cumulent : le fait que la réception éteigne l’une doit, selon nous, demeurer sans incidence sur l’autre. »

En clair, il invitait la formation de jugement à permettre aux maîtres d’ouvrage d’aller rechercher la responsabilité du maître d’œuvre sur le terrain du devoir de conseil lors de la réception, en contournant a posteriori les effets de la réception et de la jurisprudence Guervilly.

La rédaction de la décision est moins explicite car elle n’aborde pas expressément le fait que ces non-conformités doivent être signalées au titre du devoir de conseil quel que soit le moment où ils sont apparus.

 

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