Restriction de l’intérêt à agir de l’ordre des architectes pour former un recours en contestation de la validité d’un marché de conception-réalisation

Catégorie

Contrats publics, Droit administratif général

Date

June 2020

Temps de lecture

5 minutes

CE 3 juin 2020 Département de Loire-Atlantique, req. n° 426932 : mentionné dans les tables du recueil Lebon

CE 3 juin 2020 Département de Loire-Atlantique, req. n° 426933

Par deux arrêts du même jour, le Conseil d’Etat rappelle que la recevabilité d’un recours en contestation de la validité d’un contrat administratif formé par un tiers ordinaire est subordonnée à la démonstration de son intérêt à agir avant tout examen au fond.

Le 21 août 2014, le département de la Loire-Atlantique a conclu deux marchés de conception-réalisation, l’un confié au groupement OBM-Rocheteau-Saillard et l’autre au groupement Eiffage-Linéa pour la construction de collèges modulaires sur le territoire des communes de Pontchâteau et de Savenay.

Par deux requêtes distinctes, le conseil régional de l’ordre des architectes des Pays de la Loire a demandé au juge administratif de plein contentieux d’annuler ou, à défaut, résilier ces marchés au motif que le conseil départemental aurait commis une erreur de droit et une erreur manifeste d’appréciation en choisissant de recourir au marché de conception-réalisation en méconnaissance des conditions posées à l’article 18 de la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 et à l’article 37 du code des marchés publics applicables au litige 1)Depuis l’entrée en vigueur le 1er avril 2019 de l’ordonnance n° 2018-1074 du 26 novembre 2018, ces dispositions sont désormais codifiées à l’article L. 2171-2 du code de la commande publique.. Rappelons que le marché de conception-réalisation déroge au principe selon lequel la mission de maîtrise d’œuvre est distincte de celle de l’entrepreneur chargé de la réalisation des travaux 2)Article 7 de la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d’ouvrage publique et ses rapports avec la maîtrise d’œuvre privée, codifié à l’article L. 2431-1 du code de la commande publique. Un maître d’ouvrage peut confier une mission portant à la fois sur l’établissement des études et l’exécution des travaux dans le cadre d’un marché de conception-réalisation à condition seulement que des motifs d’ordre technique ou un engagement contractuel portant sur l’amélioration de l’efficacité énergétique ou la construction d’un bâtiment neuf dépassant la réglementation thermique en vigueur rendent nécessaire l’association de l’entrepreneur aux études de l’ouvrage.

Par deux jugements du 23 mars 2017 3)TA Nantes 23 mars 2017, req. n° 1409222 et 1409223, le tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande. Par deux arrêts du 9 novembre 2018 4)CAA Nantes 9 novembre 2018, req. n° 17NT01602 et 17NT01596, la cour administrative d’appel de Nantes a toutefois annulé ces jugements et prononcé l’annulation des marchés conclus, en estimant que ni l’objectif de performance énergétique du projet ni le mode de construction retenu par le conseil départemental, à défaut de présenter des difficultés techniques particulières, étaient susceptibles de justifier le recours à ce type de marché.

Le département de la Loire-Atlantique a alors formé deux pourvois en cassation.

Le Conseil d’Etat censure les arrêts de la cour administrative d’appel sans examen au fond des conditions de légalité du recours aux marchés de conception-réalisation, mais en raison de la seule irrecevabilité du requérant.

Le Conseil d’Etat rappelle, dès le premier considérant, le principe issu de l’arrêt Tarn et Garonne 5)CE Assemblée 4 avril 2014 Département Tarn et Garonne, req. n° 358994, publié au recueil Lebon selon lequel tout tiers à un contrat administratif (autre que les tiers privilégiés) est recevable à former un recours en contestation de la validité du contrat devant le juge de plein contentieux à condition de démontrer qu’il est susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses.

Dans la présente affaire, le Conseil d’Etat admet, dans son principe, la qualité à agir du conseil régional de l’ordre des architectes eu égard à sa capacité à ester en justice pour défendre les intérêts collectifs de la profession d’architecte, en vue notamment d’assurer le respect de l’obligation de recourir à un architecte, prise en application de l’article 26 de la loi n° 77-2 du 3 janvier 1977 sur l’architecture.

Cette qualité justifiait en l’état antérieur de la jurisprudence l’intérêt à agir de l’ordre des architectes pour former un recours en excès de pouvoir contre la délibération portant attribution d’un marché de conception-réalisation. Dans l’arrêt Conseil régional de l’ordre des architectes d’Auvergne du 28 décembre 2001 6)CE 28 décembre 2001 Conseil régional de l’ordre des architectes d’Auvergne, req. n° 221649, publié au recueil Lebon : « (…) il résulte de ces dispositions que la passation d’un marché de conception-réalisation, qui modifie les conditions d’exercice de la fonction de maître d’œuvre, ne peut avoir lieu que dans des circonstances particulières ; que, dès lors, si ces circonstances ne sont pas établies, une telle passation est de nature à affecter les droits conférés aux architectes lorsque leur intervention est requise en application des dispositions de la loi du 3 janvier 1977 ; qu’il en résulte qu’en l’espèce, en se fondant sur l’absence d’atteinte particulière portée par cette procédure aux intérêts collectifs de la profession d’architecte qu’il incombe au conseil régional de l’ordre des architectes d’Auvergne de défendre, la cour administrative d’appel de Lyon a entaché son arrêt du 30 mars 2000 d’une erreur de droit ; que le conseil régional de l’ordre des architectes d’Auvergne est fondé à demander l’annulation de cet arrêt ; » considérant n° 2), ce n’était pas la désignation du titulaire qui était remise en cause, mais bien le choix de la collectivité territoriale de recourir au marché de conception-réalisation. L’absence des circonstances particulières justifiant le recours à ce type de marché a alors été considérée comme affectant les droits conférés aux architectes en leur qualité de maître d’œuvre, ce qui justifiait l’intérêt à agir de l’ordre professionnel des architectes pour en contester la passation. Le Conseil d’Etat concluait ainsi à la recevabilité du recours en excès de pouvoir.

Mais le Conseil d’Etat retient désormais une position inverse dans le cadre d’un recours en contestation de la validité d’un marché de conception-réalisation formé devant le juge de plein contentieux : la défense des intérêts collectifs de la profession d’architecte ne suffit pas à emporter un intérêt à agir pour contester la passation d’un marché de conception-réalisation :

« 5. Un tiers à un contrat administratif n’est recevable à contester la validité d’un contrat, (…), que s’il est susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou par ses clauses. Si, en vertu des dispositions de l’article 26 précité de la loi du 3 janvier 1977 sur l’architecture, les conseils régionaux des architectes ont qualité pour agir en justice en vue notamment d’assurer le respect de l’obligation de recourir à un architecte, la seule passation, par une collectivité territoriale, d’un marché public confiant à un opérateur économique déterminé une mission portant à la fois sur l’établissement d’études et l’exécution de travaux ne saurait être regardée comme susceptible de léser de façon suffisamment directe et certaine les intérêts collectifs dont ils ont la charge. »

En l’absence de lésion suffisamment directe et certaine dans les intérêts collectifs qu’il défend, le conseil régional de l’ordre des architectes n’est donc pas recevable à contester le choix du département de Loire-Atlantique de recourir aux marchés de conception-réalisation.

Par déduction, seuls les architectes évincés de la passation du marché sembleraient ainsi en mesure de justifier d’une lésion suffisamment directe et certaine dans leurs intérêts particuliers pour contester le recours au marché de conception-réalisation et ses conditions de légalité devant le juge de plein contentieux.

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References   [ + ]

1. Depuis l’entrée en vigueur le 1er avril 2019 de l’ordonnance n° 2018-1074 du 26 novembre 2018, ces dispositions sont désormais codifiées à l’article L. 2171-2 du code de la commande publique.
2. Article 7 de la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d’ouvrage publique et ses rapports avec la maîtrise d’œuvre privée, codifié à l’article L. 2431-1 du code de la commande publique
3. TA Nantes 23 mars 2017, req. n° 1409222 et 1409223
4. CAA Nantes 9 novembre 2018, req. n° 17NT01602 et 17NT01596
5. CE Assemblée 4 avril 2014 Département Tarn et Garonne, req. n° 358994, publié au recueil Lebon
6. CE 28 décembre 2001 Conseil régional de l’ordre des architectes d’Auvergne, req. n° 221649, publié au recueil Lebon : « (…) il résulte de ces dispositions que la passation d’un marché de conception-réalisation, qui modifie les conditions d’exercice de la fonction de maître d’œuvre, ne peut avoir lieu que dans des circonstances particulières ; que, dès lors, si ces circonstances ne sont pas établies, une telle passation est de nature à affecter les droits conférés aux architectes lorsque leur intervention est requise en application des dispositions de la loi du 3 janvier 1977 ; qu’il en résulte qu’en l’espèce, en se fondant sur l’absence d’atteinte particulière portée par cette procédure aux intérêts collectifs de la profession d’architecte qu’il incombe au conseil régional de l’ordre des architectes d’Auvergne de défendre, la cour administrative d’appel de Lyon a entaché son arrêt du 30 mars 2000 d’une erreur de droit ; que le conseil régional de l’ordre des architectes d’Auvergne est fondé à demander l’annulation de cet arrêt ; » considérant n° 2

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