Un participant à une opération de construction peut se prévaloir des manquements aux stipulations d’un contrat passé entre le maître d’ouvrage et un autre participant à la même opération

Catégorie

Contrats publics

Date

October 2021

Temps de lecture

4 minutes

CE 11 octobre 2021 Société CMEG, req. n° 438872 : Publié au rec. CE

Par leur décision Société CMEG, les 7ème et 2ème chambres réunies du Conseil d’Etat ont fait évoluer leur jurisprudence relative aux fautes invocables par un participant à une opération de construction à l’appui d’une action en responsabilité quasi délictuelle dirigée à l’encontre d’un autre participant à cette même opération.

Résumons brièvement les faits. Dans le cadre de la réalisation du pôle éducatif et familial Molière du lotissement Courbet au Havre, la société coopérative métropolitaine d’entreprise générale (CMEG) a conclu en octobre 2012 avec la commune du Havre et l’établissement public foncier de Normandie un acte d’engagement relatif à l’exécution du lot n° 2-1 « gros œuvre ». La livraison de ce lot est intervenue en octobre 2014, soit six mois après la date initialement prévue. Estimant que le retard dans l’exécution du lot n° 2-2 « Charpente » confié à la société Belliard lui avait causé un préjudice financier, la société CMEG a demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner cette société à lui verser la somme de 386 032,43 EUR au titre des frais exposés en raison de son retard dans l’exécution des travaux. Puis, par un jugement du 7 novembre 2017 1)TA Rouen 7 novembre 2017 Société CMEG, req. N° 1503015, le tribunal administratif de Rouen a rejeté sa demande.

La société CMEG a interjeté appel de ce jugement mais la cour administrative d’appel de Douai a rejeté cet appel, par un arrêt du 17 décembre 2019 2)CAA Douai 19 décembre 2019 Société CMEG, req. n° 18DA00050. La société CMEG a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat contre cet arrêt.

Le pourvoi de la société CMEG invitait le Conseil d’Etat à se prononcer spécifiquement sur les fautes pouvant être invoquées par le titulaire d’un marché de travaux à l’appui d’une action en responsabilité quasi-délictuelle à l’encontre d’un autre participant à une même opération de construction.

Les 7ème et 2ème chambres réunies ont tout d’abord rappelé que « dans le cadre d’un litige né de l’exécution de travaux publics, le titulaire du marché peut rechercher la responsabilité quasi-délictuelle des autres participants à la même opération de construction avec lesquels il n’est lié par aucun contrat », comme elles l’avaient déjà précisé dans une décision de juillet 2017 Société Eurovia Champagne-Ardenne 3)CE 5 juillet 2017 Société Eurovia Champagne-Ardenne et Colas Est, req. n° 396430 : mentionné aux Tables du Rec. CE. Cette action du participant à l’encontre d’un autre peut prendre la forme d’un recours autonome direct ou, le plus fréquemment, d’une action récursoire via des appels en garantie à l’occasion du recours indemnitaire engagé à son encontre par le maître d’ouvrage.

Dans un arrêt rendu l’année dernière 4)CE 6 novembre 2020 IOTA Survey, req. n° 428457, le Conseil d’Etat avait déjà admis que les participants à une opération de construction non liés entre eux par un contrat pouvaient rechercher leurs responsabilités quasi-délictuelles respectives sur le terrain de la faute simple du fait des dommages qu’ils ont pu se causer dans l’exécution de leurs prestations. Cette mise en cause se limitait toutefois « à la violation des règles de l’art ou à la méconnaissance de dispositions législatives et réglementaires », à l’instar d’un maître d’ouvrage placé dans une situation analogue et souhaitant rechercher la responsabilité quasi-délictuelle de participants à une opération de construction avec lesquels il n’a pas conclu de contrat de louage d’ouvrage 5)CE 7 décembre 2015 Commune de Bihorel, req. n° 380419 : Publié au Rec. CE.

Par leur décision Société CMEG, les 7ème et 2ème chambres réunies confirment cette jurisprudence et précisent que le titulaire d’un marché qui souhaite rechercher la responsabilité quasi-délictuelle des autres participants à une même opération de construction peut se prévaloir d’un manquement aux stipulations des contrats qu’ils ont conclus avec le maître d’ouvrage.

Cette solution n’allait pourtant pas de soi, notamment au regard du principe de l’effet relatif des contrats. Celui-ci fait en principe obstacle à ce qu’un tiers à un contrat se prévale d’une inexécution contractuelle, puisqu’un contrat ne fait naître d’obligations qu’entre les parties, à l’exception des clauses réglementaires ou des dispositifs particuliers comportant des engagements pour autrui 6)CE 11 juillet 2011 Mme G., req. n° 339409 : Publié au Rec. CE.

La rapporteure publique Mireille Le Corre a toutefois justifié dans ses conclusions qu’une nouvelle exception soit faite à ce principe de l’effet relatif des contrats dans le cadre d’une opération de travaux publics, au regard notamment de la nature particulière de ce type d’opération, qui implique une « chaîne de travail » entre intervenants.

Par ailleurs, la rapporteure publique a estimé que cette exception s’imposait pour les constructeurs au regard des règles très strictes posées par la jurisprudence Région Haute-Normandie, qui retient que les difficultés rencontrées dans l’exécution d’un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l’entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l’économie du contrat, soit qu’elles sont imputables à une faute de la personne publique, mais pas du seul fait de fautes commises par d’autres intervenants.

Or, comme l’a relevé Mireille Le Corre :

« ce refus de ‘’guichet unique’’ auprès de la personne publique interdit ainsi au participant à l’opération de se retourner contre elle mais lui impose d’engager une action contre les participants. Or, si dans le cadre de celle-ci, il ne peut soulever une faute contractuelle (issue du contrat de l’autre participant avec le maître d’ouvrage, tel le cas classique de délais non respectés), on lui ferme toute voie, ce qui n’est guère concevable et ne manquerait pas de susciter des critiques bien plus vives encore que celles qui ont pu naître à la suite de [la] jurisprudence Région Haute-Normandie, et cette fois, nous semble-t-il, sans la même justification » 7)Conclusions de la rapporteure publique Mireille Le Corre.

Les 7ème et 2ème chambres ont donc suivi les conclusions de la rapporteure publique en considérant qu’un participant à une opération de construction pouvait se prévaloir des manquements aux stipulations d’un contrat passé entre le maître d’ouvrage et un autre participant à la même opération.

Les 7ème et 2ème chambres ont donc annulé l’arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Douai et a renvoyé l’affaire devant cette même cour.

 

 

 

 

 

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