L’absence de contrôle, par le juge, de la conformité d’une procédure législative aux stipulations procédurales d’un traité ou accord international : la loi du 16 janvier 2015 portant délimitation des régions et la Charte européenne de l’autonomie locale

Catégorie

Droit administratif général

Date

November 2015

Temps de lecture

8 minutes

CE 27 octobre 2015 M. Allenbach et a., req. n°393026

On le sait, la loi n°2015-29 du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral, bouleverse l’organisation administrative territoriale de la France en substituant aux 21 régions métropolitaines issues du décret du 2 juin 1960 portant harmonisation des circonscriptions administratives 1)Le décret n°60-516 du 2 juin 1960 a créé les 21 circonscriptions d’action régionale dans le cadre desquels, depuis le décret n°64-251 du 14 mars 1964, le préfet de région exerce ses attributions. A l’origine, la Corse était rattachée à la Provence-Côte d’Azur : la loi n°91-428 du 13 mai 1991 portant statut de la collectivité territoriale de Corse l’a émancipé du cadre régional. Il convient donc d’ajouter aux 21, puis 12 régions métropolitaines, la collectivité territoriale de Corse., 12 nouvelles régions issues, pour 7 d’entre elles, de la fusion de régions existantes 2)Cinq des anciennes régions restent inchangées : la Bretagne, le Centre (qui prend le nom de Centre-Val de Loire), l’Île-de-France, le Pays de la Loire, Provence-Alpes-Côte d’Azur. La loi opère la fusion des 16 autres, pour donner naissance à 7 nouvelles régions. La collectivité territoriale de Corse reste inchangée. Sur ce point, voir : Délimitation des nouvelles régions. Premier aperçu de la loi du 16 janvier 2015, AdDen le blog, 17 janvier 2015..

Avant même son adoption cette loi, assimilée par certains mouvements à une menace contre leur identité régionale, a fait l’objet de vives contestations 3)Fusion des régions : des milliers de personnes manifestent pour une « Alsace libre », Le Monde, 13 décembre 2014..

1. Le Conseil constitutionnel, saisi avant la promulgation de la loi par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs, a été appelé à se prononcer sur la constitutionnalité de ses dispositions et, plus particulièrement, sur la conformité à la Constitution de sa procédure d’adoption.

En effet, parmi les critiques adressées à cette loi, figure le reproche fondé sur l’absence de consultation et d’association des collectivités territoriales concernées, ou de leur population, au redécoupage territorial qui aurait été décidé, autoritairement, par le législateur.

Dans sa décision n°2014-709 DC du 15 janvier 2015, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions de fond de cette loi sont conformes à la Constitution, à l’exception de l’une de ses dispositions spécifiques, aisément détachable du reste de la loi 4)Le Conseil constitutionnel a jugé que le 3° du paragraphe I de l’article 10 de la loi est contraire à la Constitution. Le communiqué de presse du Conseil précise : « Cette disposition, suspendait, pour la période antérieure au 17 septembre 2014, l’application de la règle prévue à l’article L. 52-8-1 interdisant à un candidat d’utiliser les indemnités et avantages mis à disposition des parlementaires pour couvrir les frais liés à l’exercice de leur mission. Une telle suspension aurait méconnu le principe d’égalité devant le suffrage. ».

Il a jugé également que la loi n’avait pas été adoptée selon une procédure contraire à la Constitution et notamment, que l’absence de consultation préalable des départements et des régions sur la redéfinition du périmètre des régions n’avait aucunement porté atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales 5)« 5. Considérant qu’en vertu du troisième alinéa de l’article 72 de la Constitution, les collectivités territoriales s’administrent librement par des conseils élus, dans les conditions prévues par la loi ; que, selon la dernière phrase du dernier alinéa de l’article 72-1 : « La modification des limites des collectivités territoriales peut également donner lieu à la consultation des électeurs dans les conditions prévues par la loi » ; que ni ces dispositions ni aucune autre exigence constitutionnelle n’imposent la consultation des collectivités territoriales préalablement au dépôt d’un projet ou à l’adoption d’une loi modifiant leurs délimitations territoriales ; ».

Les auteurs de la saisine avaient également invoqué la méconnaissance des stipulations de la Charte européenne de l’autonomie locale, signée le 15 octobre 1985, ratifiée par la France le 17 janvier 2007.

En effet, son article 5 relatif à la protection des limites territoriales des collectivités locales semble imposer la consultation préalable des collectivités locales concernées avant toute modification de leur territoire 6)« Article 5 – Protection des limites territoriales des collectivités locales. Pour toute modification des limites territoriales locales, les collectivités locales concernées doivent être consultées préalablement, éventuellement par voie de référendum là où la loi le permet. ».

Mais, le Conseil constitutionnel s’est refusé à examiner la conformité de la procédure législative aux stipulations de cette Charte, sur le fondement de l’article 55 de la Constitution.

En effet, cet article, s’il confère aux traités, dans les conditions qu’il définit, une autorité supérieure à celle des lois, ne prescrit ni n’implique « que le respect de ce principe doive être assuré dans le cadre du contrôle de la conformité des lois à la Constitution » : conformément à sa jurisprudence antérieure, le Conseil constitutionnel rappelle qu’il ne lui appartient pas, « saisi en application de l’article 61 de la Constitution, d’examiner la conformité d’une loi aux stipulations d’un traité ou d’un accord international ».

2. Une fois la loi promulguée, la contestation de la loi a été portée devant le Conseil d’Etat sur le fondement, à nouveau, de la méconnaissance des stipulations de la Charte européenne de l’autonomie locale.

Plus précisément, le Conseil d’Etat a été saisi de plusieurs recours pour excès de pouvoir ayant pour objet, selon les mots du rapporteur public, « de contester, indirectement, les dispositions de la loi » 7)Conclusions, M. Vincent Daumas, rapporteur public, p. 1. : principalement, ces recours avaient pour objet l’annulation des décrets d’application de la loi, à savoir : le décret du 30 juillet 2015 portant convocation de certains collèges électoraux et le décret du 31 juillet 2015, portant modification du décret du 2 juin 1960 et procédant à l’alignement des limites des circonscriptions administratives régionales sur celles des nouvelles régions, à compter du 1er janvier 2016.

Pour demander l’annulation pour excès de pouvoir de ces décrets, les requérants ont invoqué, sur le modèle des parlementaires évoqués, l’incompatibilité des dispositions de la loi du 16 janvier 2015, sur lesquelles les décrets attaqués sont fondés, avec les stipulations de la Charte européenne de l’autonomie locale.

En effet, en application de l’article 55 de la Constitution, « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie. »

2.1 Sur le fondement de ce texte, le Conseil d’Etat considère, depuis une décision du 11 avril 2012, que les stipulations d’un texte international (traité ou accord) respectant ces conditions peuvent utilement être invoquées à l’appui d’une demande tendant à ce que soit annulé un acte administratif ou écartée l’application d’une loi ou d’un acte administratif :

Incompatible avec la norme juridique posée par le traité ou l’accord ;
► Dès lors que cette norme internationale crée des droits dont les particuliers peuvent directement se prévaloir 8)CE 11 avril 2012 Groupe d’information et de soutien des immigrés et Fédération des associations pour la promotion et l’insertion par le logement, req. n° 322326 : Publié au Recueil CE..

Et, dans la même décision, le Conseil d’Etat a précisé que sous réserve des cas où est en cause un traité pour lequel la Cour de justice de l’Union européenne dispose d’une compétence exclusive pour déterminer s’il est d’effet direct, une stipulation doit être reconnue d’effet direct par le juge administratif lorsque :

► En premier lieu, eu égard à l’intention exprimée des parties et à l’économie générale du traité invoqué, ainsi qu’à son contenu et à ses termes, elle n’a pas pour objet exclusif de régir les relations entre Etats ;
Et,
► En second lieu, elle ne requiert l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers.

2.2 Dans la décision du 27 octobre 2015 dont il est ici question, le Conseil d’Etat reproduit ce considérant de principe et s’attache à déterminer si les stipulations invoquées par les requérants sont dotées d’un effet direct, c’est-à-dire si elles ont créé des droits dont les particuliers peuvent se prévaloir à l’encontre des décrets d’application de la loi du 16 janvier 2015.

En l’espèce, la Haute juridiction considère, dans un premier temps, que l’article 4, § 3 de la Charte selon lequel d’une part « l’exercice des responsabilités publiques doit, de façon générale, incomber, de préférence, aux autorités les plus proches des citoyens » et d’autre part, « l’attribution d’une responsabilité à une autre autorité doit tenir compte de l’ampleur et de la nature de la tâche et des exigences d’efficacité et d’économie », ne peut être regardé comme produisant aucun effet direct à l’égard des particuliers.

La question de l’effet direct de l’article 5 de la Charte, relatif à la consultation préalable des collectivités locales intéressées, s’est révélée plus problématique.
En effet, dans ses conclusions, le rapporteur public a souligné le caractère « parfaitement clair » de cet article 5 9)Conclusions, M. Vincent Daumas, rapporteur public, p. 10., sous réserve de l’ambiguïté de la référence à la consultation des collectivités locales concernées par la voie de référendum.

Rappelons que cet article est rédigé en ces termes :

    « Article 5 – Protection des limites territoriales des collectivités locales. Pour toute modification des limites territoriales locales, les collectivités locales concernées doivent être consultées préalablement, éventuellement par voie de référendum là où la loi le permet. »

La référence à la consultation de la collectivité locale « par voie de référendum » fait supposer que la notion de collectivité locale pourrait désigner, au sens de cet article, non seulement les personnes morales de droit public, mais également sa population.

Toutefois, à notre sens, l’alternative posée entre la consultation de la collectivité locale, personne publique, et la consultation de sa population, serait susceptible de renforcer la thèse de l’effet direct de cette stipulation.

En effet, cette conception extensive de la collectivité locale, au sens de l’article 5 de la Charte, établirait un droit non seulement au profit des collectivités territoriales, mais aussi au profit des citoyens susceptibles d’être consultés dans le cadre d’un référendum local, lorsque la loi nationale le permet.

D’autant plus que le rapport explicatif de la Charte est très clair, s’agissant de la signification de cet article 5 :

    « Les propositions tendant à modifier ses limites territoriales – dont les projets de fusion avec d’autres collectivités représentent le cas extrême – revêtent évidemment une importance fondamentale pour une collectivité locale et ses citoyens. Si, dans la plupart des pays, il est considéré comme irréaliste de s’attendre à ce que la communauté locale ait un droit de veto à l’égard de telles modifications, sa consultation préalable, directe ou indirecte, est indispensable. Le référendum est, éventuellement, une procédure adéquate pour ce type de consultation, mais cette possibilité n’est pas prévue dans la législation d’un certain nombre de pays. Là où les dispositions législatives ne rendent pas obligatoire le recours au référendum, on peut prévoir d’autres modes de consultation. » 10)Charte européenne de l’autonomie locale et rapport explicatif, Editions du Conseil de l’Europe, mars 2010, p. 38.

Ainsi, l’article 5 de la Charte prévoit deux modes de consultation possible de la « communauté locale », en cas de redéfinition des limites administratives territoriales dans lesquelles elle s’inscrit :

► Un mode de consultation indirect, par l’intermédiaire de la collectivité locale, personne publique, concernée ;
► Un mode de consultation direct, par l’intermédiaire d’un référendum local, lorsque la loi nationale le permet.

Or, en France, les articles LO 1112-1 et suivants du code général des collectivités territoriales définissent les conditions de consultation de la population d’une collectivité dans le cadre d’un référendum local 11)Rappelons que l’article LO 1112-1 du CGCT dispose : « L’assemblée délibérante d’une collectivité territoriale peut soumettre à référendum local tout projet de délibération tendant à régler une affaire de la compétence de cette collectivité. ».

Du fait de sa précision et de sa clarté, l’article 5 de la Charte pourrait donc se voir reconnaître un effet direct, dès lors qu’il créerait le droit des citoyens et des collectivités territoriales concernées à être consultés en cas de redéfinition de leurs limites territoriales.

2.3 En l’espèce, pour apprécier si le législateur était tenu de respecter les stipulations de l’article 5 de la Charte, le Conseil d’Etat décide, conformément aux conclusions de son rapporteur public, de se placer sur un tout autre fondement que celui de l’absence d’effet direct.

En effet, comme le souligne le rapporteur public, la Constitution, en fixant les règles applicables à la procédure législative, régit « complètement cette procédure – sous réserve des précisions apportées par la loi organique ou les règlements des assemblées » : les dispositions constitutionnelles, « par leur objet même », excluent « qu’un traité puisse par lui-même ajouter à la procédure législative » 12)Conclusions, M. Vincent Daumas, rapporteur public, p. 10..

En conséquence, le Conseil d’Etat décide, en forme de considérant de principe, qu’ « il ne peut être utilement saisi d’un moyen tiré de ce que la procédure d’adoption de la loi n’aurait pas été conforme aux stipulations d’un tel traité ou accord ».

Dans le cadre de son examen de la conformité d’une loi aux traités et accord internationaux visés par l’article 55 de la Constitution, le juge administratif n’est donc pas fondé à contrôler la conformité de la procédure législative mise en œuvre aux stipulations internationales qui prétendraient imposer, au législateur national, le respect de formalités supplémentaires.

Le dernier moyen des requérants étant également infondé 13)Les requérants ont également soulevé la méconnaissance, par le législateur, des dispositions d’une loi précédente, à savoir l’article L. 4122-1 du code général des collectivités territoriales, qui prévoit que les limites territoriales des régions sont modifiées après consultation des conseils régionaux et des conseils départementaux intéressés. Le Conseil d’Etat rappelle sommairement qu’il était loisible au législateur de déroger à cette obligation de consultation pour l’adoption d’une nouvelle loi., le Conseil d’Etat rejette les différentes requêtes dirigées contre les décrets d’application de la loi du 16 janvier 2015, à savoir le décret n° 2015-939 du 30 juillet 2015 et le décret n° 2015-969 du 31 juillet 2015.

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References   [ + ]

1. Le décret n°60-516 du 2 juin 1960 a créé les 21 circonscriptions d’action régionale dans le cadre desquels, depuis le décret n°64-251 du 14 mars 1964, le préfet de région exerce ses attributions. A l’origine, la Corse était rattachée à la Provence-Côte d’Azur : la loi n°91-428 du 13 mai 1991 portant statut de la collectivité territoriale de Corse l’a émancipé du cadre régional. Il convient donc d’ajouter aux 21, puis 12 régions métropolitaines, la collectivité territoriale de Corse.
2. Cinq des anciennes régions restent inchangées : la Bretagne, le Centre (qui prend le nom de Centre-Val de Loire), l’Île-de-France, le Pays de la Loire, Provence-Alpes-Côte d’Azur. La loi opère la fusion des 16 autres, pour donner naissance à 7 nouvelles régions. La collectivité territoriale de Corse reste inchangée. Sur ce point, voir : Délimitation des nouvelles régions. Premier aperçu de la loi du 16 janvier 2015, AdDen le blog, 17 janvier 2015.
3. Fusion des régions : des milliers de personnes manifestent pour une « Alsace libre », Le Monde, 13 décembre 2014.
4. Le Conseil constitutionnel a jugé que le 3° du paragraphe I de l’article 10 de la loi est contraire à la Constitution. Le communiqué de presse du Conseil précise : « Cette disposition, suspendait, pour la période antérieure au 17 septembre 2014, l’application de la règle prévue à l’article L. 52-8-1 interdisant à un candidat d’utiliser les indemnités et avantages mis à disposition des parlementaires pour couvrir les frais liés à l’exercice de leur mission. Une telle suspension aurait méconnu le principe d’égalité devant le suffrage. »
5. « 5. Considérant qu’en vertu du troisième alinéa de l’article 72 de la Constitution, les collectivités territoriales s’administrent librement par des conseils élus, dans les conditions prévues par la loi ; que, selon la dernière phrase du dernier alinéa de l’article 72-1 : « La modification des limites des collectivités territoriales peut également donner lieu à la consultation des électeurs dans les conditions prévues par la loi » ; que ni ces dispositions ni aucune autre exigence constitutionnelle n’imposent la consultation des collectivités territoriales préalablement au dépôt d’un projet ou à l’adoption d’une loi modifiant leurs délimitations territoriales ; »
6. « Article 5 – Protection des limites territoriales des collectivités locales. Pour toute modification des limites territoriales locales, les collectivités locales concernées doivent être consultées préalablement, éventuellement par voie de référendum là où la loi le permet. »
7. Conclusions, M. Vincent Daumas, rapporteur public, p. 1.
8. CE 11 avril 2012 Groupe d’information et de soutien des immigrés et Fédération des associations pour la promotion et l’insertion par le logement, req. n° 322326 : Publié au Recueil CE.
9, 12. Conclusions, M. Vincent Daumas, rapporteur public, p. 10.
10. Charte européenne de l’autonomie locale et rapport explicatif, Editions du Conseil de l’Europe, mars 2010, p. 38.
11. Rappelons que l’article LO 1112-1 du CGCT dispose : « L’assemblée délibérante d’une collectivité territoriale peut soumettre à référendum local tout projet de délibération tendant à régler une affaire de la compétence de cette collectivité. »
13. Les requérants ont également soulevé la méconnaissance, par le législateur, des dispositions d’une loi précédente, à savoir l’article L. 4122-1 du code général des collectivités territoriales, qui prévoit que les limites territoriales des régions sont modifiées après consultation des conseils régionaux et des conseils départementaux intéressés. Le Conseil d’Etat rappelle sommairement qu’il était loisible au législateur de déroger à cette obligation de consultation pour l’adoption d’une nouvelle loi.

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