Qualification d’offre irrégulière : des jurisprudences contradictoires

Catégorie

Contrats publics

Date

May 2018

Temps de lecture

4 minutes

CE 16 avril 2018 Société SNT Petroni, req. n° 417235

Par une décision du 16 avril 2018, le Conseil d’Etat a illustré l’application de l’article 59 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics, qui apparait entrer en contradiction avec les dernières jurisprudences rendues par lui.

Le département de Corse du Sud a lancé une consultation, selon une procédure d’appel d’offres formalisée, en vue d’attribuer un marché public de travaux portant sur l’aménagement de la traversée de Cadaniccia – section 1 située dans la commune de Sarrola-Carcopino. Le lot n° 1 VRD a été attribué à un groupement de sociétés, tandis que l’offre de la société SNT Petroni, requérante, a été rejetée comme étant irrégulière. La société SNT Petroni a obtenu du juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Bastia l’annulation de la procédure d’attribution du marché, lequel a enjoint au département de reprendre la procédure avant le rejet pour irrégularité de l’offre de la requérante.

La collectivité de Corse, venue aux droits du département, s’est pourvue en cassation de cette décision.

L’offre de la société SNT Petroni a été rejetée comme irrégulière au motif du non-respect de la forme prescrite par les documents de la consultation pour le bordereau de prix : en effet, au cours de la consultation, le département a changé le modèle de bordereau de prix que les candidats devaient compléter : la nouvelle version du bordereau intégrait des lignes de détail d’un des prix, relatif à la zone de sécurité. Or, la société SNT Petroni a utilisé le premier modèle de bordereau des prix transmis, ce qui a conduit le département du Corse du Sud à rejeter l’offre de la société SNT Petroni comme non-conforme.

En effet, aux termes de l’article 59 I du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics, une offre « qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation […] » est une offre irrégulière. Ces offres peuvent être rejetées en tant que telles, mais le pouvoir adjudicateur peut également choisir d’inviter tous les soumissionnaires d’offres irrégulières à les régulariser, à condition que les offres concernées ne soient pas anormalement basses et que cette régularisation n’ait pas pour effet de modifier des caractéristiques substantielles des offres.

L’exercice de cette faculté de régularisation n’est en aucun cas une obligation, ce que vient d’ailleurs de réaffirmer la Haute Juridiction très récemment 1) CE 21 mars 2018 Département des Bouches-du-Rhône, req. n° 415929 : « […] il résulte de ces dispositions que si, dans les procédures d’appel d’offres, l’acheteur peut autoriser tous les soumissionnaires dont l’offre est irrégulière à la régulariser, dès lors qu’elle n’est pas anormalement basse et que la régularisation n’a pas pour effet d’en modifier des caractéristiques substantielles, il ne s’agit toutefois que d’une faculté, non d’une obligation […] ».

Mais pour le Conseil d’Etat, l’offre de la société SNT Petroni n’était pas irrégulière. En effet, même si les circonstances de fait ne sont pas retracées de manière limpide, l’offre de cette société semble avoir pris en considération la modification du bordereau de prix dans le détail estimatif qu’elle a transmis. Pour la Haute Juridiction, dans ces conditions, la seule circonstance qu’elle n’ait pas respecté le modèle de bordereau des prix, pourtant imposé par le pouvoir adjudicateur, n’est pas de nature à entraîner l’irrégularité de l’offre.

Pourtant, dans une situation dans laquelle le candidat n’avait pas complété certaines lignes de prix du bordereau des prix unitaires mais qu’un autre document de son offre, le détail quantitatif des prix, permettait de retrouver facilement les prix unitaires concernés, le Conseil d’Etat avait jugé au contraire que l’offre était irrégulière et que le pouvoir adjudicateur ne pouvait pas compléter lui-même le bordereau de prix avec ces informations, qui ne présentaient pas le même caractère engageant 2) CE 25 mars 2013 Département de l’Hérault, req. n° 364824. .

Ces jurisprudences dissonantes introduisent une ambiguïté malvenue dans l’approche de la notion d’offre irrégulière : l’acheteur doit-il s’en tenir au formalisme imposé par le règlement de la consultation, ou doit-il vérifier si les informations dont il a sollicité la présentation selon un format donné sont en fait contenues dans un autre document avant de pouvoir qualifier une offre d’irrégulière et de choisir alors, ou non, de la régulariser ?

Cette question n’est pas anodine et a d’importantes incidences pratiques : si les acheteurs imposent des formats de réponse, c’est pour pouvoir faciliter le travail souvent titanesque que représente la comparaison des offres, en travaillant sur des documents normalisés et ainsi facilement comparables, sans avoir au demeurant à rechercher dans toute l’offre d’un soumissionnaire des informations éparses à réunir avant de pouvoir les comparer. Si le respect de ce formalisme ne rend plus les offres irrégulières, le risque est que les opérateurs ne s’attachent plus à les respecter, avant de reprocher aux acheteurs de n’avoir pas recomposé le puzzle de leurs offres si celles-ci sont déclarées irrégulières.

Cette jurisprudence est d’autant plus étonnante que le Conseil d’Etat estime que le juge des référés n’a commis aucune erreur de droit en relevant que le département aurait pu lever toute éventuelle ambiguïté en demandant une régularisation à cette candidate, alors même que cette faculté n’est précisément pas une obligation. Cette considération du juge des référés était cependant sans incidence sur l’analyse première, retenant une absence d’irrégularité de l’offre.

L’excès de formalisme peut bien entendu être critiqué, et il est évident que le degré d’investissement des opérateurs dans une réponse à un appel d’offres rend regrettable qu’un simple oubli ou une simple inattention entraîne immédiatement l’irrégularité de l’offre, ce qui devrait d’ailleurs indiscutablement inciter les acheteurs à user de la faculté de régularisation offerte par les textes. Pour autant, la normalisation des réponses aux appels d’offres est aussi un enjeu clé pour le travail de comparaison dont les acheteurs ont la charge. L’abandon du formalisme imposé aux réponses devrait être réservé aux cas dans lesquels l’information manquante dans une pièce de l’offre peut très aisément être trouvée ailleurs, sans entraîner un surcroît de travail inacceptable, ou encore aux cas dans lesquels une erreur est flagrante et le sens de sa correction évident.

Une normalisation de la notion d’offre irrégulière serait la bienvenue pour éviter aux acheteurs d’hésiter sur une telle qualification, notamment si même après une invitation à régulariser, l’opérateur ne respecte toujours pas le cadre de réponse imposé.

 

 

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1. CE 21 mars 2018 Département des Bouches-du-Rhône, req. n° 415929 : « […] il résulte de ces dispositions que si, dans les procédures d’appel d’offres, l’acheteur peut autoriser tous les soumissionnaires dont l’offre est irrégulière à la régulariser, dès lors qu’elle n’est pas anormalement basse et que la régularisation n’a pas pour effet d’en modifier des caractéristiques substantielles, il ne s’agit toutefois que d’une faculté, non d’une obligation […] »
2.  CE 25 mars 2013 Département de l’Hérault, req. n° 364824.

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