Calcul de la valeur d’un marché public de titres de paiement

Catégorie

Contrats publics

Date

April 2021

Temps de lecture

4 minutes

CE 4 mars 2021 Département de la Loire, req. n° 438859 : Mentionné aux Tables du Rec. CE

Par sa décision Département de la Loire rendue le 4 mars 2021, les 7ème et 2ème chambres réunies du Conseil d’Etat se sont prononcées sur les règles de calcul de la valeur estimée d’un marché public de titres de paiement.

Résumons brièvement les faits. Dans le cadre de sa politique d’action sociale, le département de la Loire a lancé en 2019 une procédure de passation d’un accord-cadre ayant pour objet l’émission et la distribution de chèques emploi-service, de titres restaurants et de chèques cadeaux. Cet accord-cadre était divisé en six lots.

Estimant la valeur des lots n° 2 à 6 inférieure à 25 000 EUR, le département de la Loire a choisi de les conclure au terme d’une procédure sans publicité ni mise en concurrence préalables, en application de l’article R. 2122-8 du code de la commande publique, le seuil applicable à cette date étant de 25 000 EUR. Le département a donc invité la société Edenred France, acteur historique du marché d’émission de titres de paiement, à présenter une offre pour chacun des lots n° 2 à 6. Cette dernière a toutefois décidé de ne pas présenter d’offre et en a informé le département de la Loire le 9 janvier 2020. La société Edenred justifiait son choix par le fait que la valeur réelle des lots dépassait les seuils de passation et que la procédure était donc irrégulière.

La société Edenred a donc saisi le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Lyon d’une demande tendant à l’annulation de cette procédure de passation. Par une ordonnance rendue le 4 février 2020 1)TA Lyon 4 mars 2021 Société Edenred, req. n° 2000411, le juge des référés du tribunal administratif de Lyon a fait droit à la demande de la société Edenred. Le département de la Loire a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat.

1      La qualification de marché public

Les 7ème et 2ème chambres réunies du Conseil d’Etat devaient tout d’abord se prononcer sur la qualification juridique du contrat litigieux, en déterminant s’il s’agissait d’un marché public ou d’un contrat de concession.

Cette question se posait en raison de la nature particulière du marché d’émission de titres de paiement. En effet, la société émettrice de titres de paiement est non seulement rémunérée par des commissions d’émission payées par l’acheteur, mais également par des produits financiers tirés du placement en trésorerie des sommes non encore utilisées, ainsi que des titres non utilisés avant leur date limite. La société émettrice tire donc ses revenus à la fois des entités qui achètent ses titres au profit de tiers, mais également des bénéficiaires de titres eux-mêmes.

Dans l’affaire Département de la Loire, le Conseil d’Etat a relevé que le coût de l’émission des titres et de leur distribution était intégralement payé par le département, et que le cocontractant bénéficiait, à titre de dépôt, des fonds nécessaires pour verser leur contre-valeur aux bénéficiaires des titres.

Le rapporteur public Marc Pichon de Vendeuil notait à cet égard dans ses conclusions :

« s’il reste un risque commercial pour ce dernier, tenant à ce que les affiliés seraient en nombre insuffisant pour accepter les titres ou refuseraient les conditions tarifaires liées aux commissions, un tel risque est parfaitement résiduel vu l’organisation du marché, qui est structuré depuis longtemps, alors, au demeurant, que l’incitation à user de leurs titres est très forte pour les bénéficiaires, ce qui est de nature à garantir le maintien d’un solide réseau d’affiliés et donc des commissions qui les accompagnent » 2)Conclusions du rapporteur public Marc Pichon de Vendeuil.

Le juge de cassation en a donc conclu que le cocontractant ne supportait aucun risque d’exploitation et que le contrat en litige ne revêtait pas le caractère d’un contrat de concession, mais bien celui d’un marché public.

2      L’estimation de la valeur estimée du besoin

Le département de la Loire soutenait par ailleurs devant le juge de cassation que le juge du référé précontractuel avait commis une erreur de droit en tenant compte, pour apprécier la valeur estimée du besoin de la collectivité, de la valeur faciale des titres de paiement, alors que selon elle cette valeur n’avait pas vocation à rémunérer le cocontractant pour la prestation fournie, qui consistait seulement à produire et émettre les titres. Il s’agissait dès lors de savoir dans quelle mesure la spécificité de ce type de marché devait être prise en compte pour apprécier le montant du marché et les seuils de procédure applicables.

Le rapporteur public a estimé dans ses conclusions que ni les textes en vigueur ni la jurisprudence ne permettaient de trancher clairement la question, et que la doctrine administrative était divisée. Il s’est prononcé en faveur d’une conception globalisante de la valeur estimée du besoin, correspondant à la valeur faciale totale des titres, complétée par une estimation des frais de gestion à verser par la collectivité.

Marc Pichon de Vendeuil faisait valoir que cette approche était compatible avec les finalités de la directive 2014/24/UE du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et des articles R. 2121-1 et suivants du code de la commande publique relatifs à la détermination par l’acheteur public de la valeur de son besoin. L’article R. 2121-8 du code de la commande publique dispose en particulier que, lorsque l’acheteur public a recours à la technique d’achat de l’accord-cadre, « la valeur estimée du besoin est déterminée en prenant en compte la valeur maximale estimée de l’ensemble des marchés à passer ou des bons de commande à émettre pendant la durée totale de l’accord-cadre ».

Le rapporteur public en a donc déduit qu’il convenait de « privilégier les montants les plus élevés quand plusieurs calculs sont possibles » et que cette solution « conduirait à faire rentrer le plus de marchés des collectivités dans le champ des procédures formalisées », ce qui était non seulement conforme à la logique profonde du droit de la commande publique mais également dans la ligne de décisions récemment rendues par l’Autorité de la concurrence 3)Autorité de la concurrence 17 décembre 2019, Décision n° 19-D-25 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des titres-restaurant plaidant pour l’instauration d’un surcroît de concurrence sur le marché de l’émission des titres de paiement.

Les 7ème et 2ème chambres réunies ont donc suivi les conclusions du rapporteur public et ont estimé que le juge des référés n’avait pas commis d’erreur de droit en jugeant qu’il appartenait au département de la Loire d’établir le montant du marché en prenant en compte la valeur faciale totale des titres susceptibles d’être émis pour son exécution, augmentée d’une évaluation sincère des frais de gestion prévisibles à la date de conclusion du marché.

Estimant que la société Edenred France avait bien été lésée par l’irrégularité de la procédure de passation, le Conseil d’Etat a jugé que le pourvoi formé par le département de la Loire n’était pas fondé et l’a donc rejeté.

 

 

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