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CA Paris 18 juin 2024 Amnesty International France et a. RG n° 23/14348
Par un arrêt rendu le 18 juin 2024, la nouvelle chambre de la cour d’appel de Paris dédiée aux contentieux émergents sur le devoir de vigilance et la responsabilité écologique s’est prononcée sur la recevabilité du procès climatique contre TotalEnergies.
Pour mémoire, TotalEnergies est la première société en France à avoir été mise en cause sur le double fondement de la réparation du préjudice écologique (article 1252 du code civil) et de l’insuffisance de son plan de vigilance (article L. 225-102-4 du code de commerce).
Chronologiquement, elle a d’abord été mise en demeure de se conformer aux obligations qui découlent de ces dispositions par plusieurs associations et collectivités territoriales le 19 juin 2019, puis assignée en 2020.
L’un des enjeux clefs de cette action résidait notamment dans la volonté des requérantes d’intégrer dans la déclaration de performance extra-financière les émissions de gaz à effet de serre résultant du cycle de vie des produits commercialisés par TotalEnergies, dites émissions « scope 3 ». Plus globalement, l’objectif était de contraindre l’entreprise à prendre les mesures nécessaires pour s’aligner avec la trajectoire de l’Accord de Paris (i. e. la réduction des émissions mondiales de gaz à effet de serre pour limiter à 2°C le réchauffement planétaire au cours du siècle et la poursuite des efforts pour limiter cette augmentation à 1,5 °C).
S’est d’abord posée une question de compétence, dénouée par l’entrée en vigueur des dispositions de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 qui ont attribué au tribunal judiciaire de Paris une compétence spéciale pour connaitre des actions relatives au devoir de vigilance (article L. 211-21 du code de l’organisation judiciaire).
Puis, le 6 juillet 2023, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris a jugé irrecevable l’action contre TotalEnergies 1) TJ Paris 6 juillet 2023 Association Notre Affaire à Tous et a., RG n° 22/03403 notamment en raison du contenu de la mise en demeure préalable obligatoire jugé trop imprécis (« sans préjudice des autres mesures qui pourront être identifiées » – p. 18 de l’ordonnance du JME) et de l’articulation entre les articles L. 225-102-4 du code de commerce (devoir de vigilance) et 1252 du code civil (réparation du préjudice écologique) (p. 20 de l’ordonnance du JME).
Depuis a été créée au sein de la cour d’appel de Paris la nouvelle chambre spéciale dédiée aux « contentieux émergents – devoir de vigilance et responsabilité écologique », témoin d’une spécialisation rapide de la justice climatique.
C’est cette nouvelle chambre spécialisée qui, le 18 juin 2024, se livrant à une exégèse des textes a infirmé la solution retenue par le juge de la mise en état, permettant ainsi le futur examen au fond de l’affaire.
Au plan procédural, plusieurs enseignements peuvent être tirés de l’arrêt, pionnier en la matière et dont la motivation particulièrement détaillée révèle la dimension didactique.
(i)
La cour d’appel commence par écarter la cause de récusation du juge de la mise en état, tirée de son lien de parenté (cousin germain) avec un salarié de TotalEnergies, en retenant notamment que son identité était publique et connue avant la clôture des débats 2)L’article 342 code de procédure civile dispose que la demande de récusation ne peut être formée après la clôture des débats et que le salarié en question n’exerçait aucun mandat social eu sein du groupe TotalEnergies.
(ii)
Puis, sur la mise en demeure préalable obligatoire restée vaine pendant un délai de trois mois (cœur du sujet), la cour d’appel juge, à la différence du juge de la mise en état du tribunal judiciaire qu’en l’espèce, la lettre adressée par les collectivités territoriales et les associations le 19 juin 2019 constituait bien une mise en demeure :
« Le but de la mise en demeure étant de permettre au débiteur de l’obligation de vigilance de remédier, le cas échéant aux insuffisances reprochées à son plan, les demandes d’injonction qui sont ultérieurement présentées au juge doivent viser en substance les mêmes obligations que celles ayant fait l’objet de la mise en demeure en s’y rattachant avec un lien suffisant, ce qui implique de se référer devant le juge aux mêmes catégories de risques, atteintes graves et obligations à respecter.
L’ajout éventuel d’obligations liées à des catégories de risques ne faisant pas partie du périmètre de la mise en demeure n’affecterait toutefois que la recevabilité desdites demandes et aucunement celles des demandes comprises dans la mise en demeure.
A défaut de précision dans la loi, il ne peut être exigé comme condition de recevabilité de l’action en injonction, que la mise en demeure et l’assignation visent exactement le même plan de vigilance en termes de date, le débiteur de l’obligation ayant pu le faire évoluer dans ses publications ultérieures, sans pour autant faire disparaître les non-conformités (…) ce qu’il appartient ensuite au juge du fond de vérifier. » (soulignements ajoutés)
Autrement dit, l’identité exacte des demandes entre la mise en demeure et l’assignation n’est pas requise mais le requérant doit présenter au juge des demandes visant en substance les mêmes catégories de risques, les mêmes atteintes graves et les mêmes obligations à respecter que celles ayant fait l’objet de la mise en demeure.
De plus, la mise en demeure n’a pas à être réitérée en cas de nouveau plan de vigilance.
La cour d’appel de Paris observe qu’en l’espèce, le risque lié au réchauffement climatique, le rapport du GIEC d’octobre 2018 sur la prise en compte des émissions scope 3 et les objectifs de l’Accord de Paris sont bien visés dans la lettre de mise en demeure du 19 juin 2019.
Par ailleurs, dans l’assignation il est demandé au tribunal de condamner TotalEnergies à inclure dans son plan de vigilance, au titre de l’identification des risques les risques résultant de ses émissions de gaz à effet de serre (i) et, au titre des actions d’atténuation ou des préventions des atteintes graves, les actions adaptées pour s’aligner à la trajectoire de l’Accord de Paris (ii)
La cour d’appel en déduit que ce courrier constitue bien une mise en demeure au sens de l’article L. 225-104-4 du code de commerce, admettant ainsi la recevabilité de l’action.
(iii)
Deuxième point clef de l’arrêt, à l’inverse du juge de la mise en état du tribunal judiciaire, la cour d’appel juge qu’il est possible de cumuler les actions fondées sur le devoir de vigilance (article L. 225-102-4 du code de commerce) et la réparation du préjudice écologique (article 1252 du code civil) à titre complémentaire :
« Si les mesures sollicitées rejoignent les demandes présentées au titre du devoir de vigilance, elles reposent toutefois sur une fondement juridique distinct et autonome consistant, pour la première à obtenir ; en cas de dommage écologique préalablement identifié des mesures propres à réparer, prévenir ou faire cesser ce dommage, tandis que l’action fondée sur l’article L. 225-102-4 du code de commerce porte sur l’obligation de publier dans un plan de vigilance les actions à mettre en œuvre pour réduire les risques d’atteinte graves découlant d’une activité.
La loi du 27 mars 2017 (…) n’a pas créé un régime spécial de responsabilité excluant la responsabilité au titre du préjudice écologique, prévue par l’article 1252 du code civil, le devoir de vigilance ayant au demeurant un champ d’application beaucoup plus large que la protection de l’environnement (…)
Ainsi, les deux actions peuvent être mobilisées de façon complémentaire, à charge pour les parties demanderesses, si elles sont jugées recevables, de justifier devant le juge du fond du bien fondé de leurs prétentions (…) » (p. 23 de l’arrêt)
Cette clarification, bienvenue de la part d’une chambre spécialisée, permet de rejeter la fin de non-recevoir tirée de l’identité d’objet des demandes.
(iv)
Enfin, le dernier enseignement a trait l’intérêt à agir.
La cour d’appel restreint significativement l’action de certaines collectivités territoriales demandeuses qui, face à une atteinte affectant l’ensemble de la planète, doivent caractériser une atteinte spécifique ou un retentissement particulier du risque sur leur territoire :
« Le réchauffement climatique affectant l’ensemble de la planète, l’objet de l’action est donc de faire publier et mettre en œuvre les mesures susceptibles de participer à la réduction de ce phénomène et de ses conséquences néfastes à l’échelle mondiale.
Il en résulte que l’action entreprise a pour objet un intérêt public global, qui excède le simple intérêt local dont les communes doivent justifier pour être recevables à agir. La circonstance que les territoires des communes subissent indistinctement les effets néfastes du réchauffement climatique, ne suffit pas à caractériser un intérêt local à agir, seule la démonstration d’une atteinte ou d’un retentissement particulier du réchauffement climatique sur le territoire de la commune concernée, permet de caractériser un intérêt public local et partant de justifier d’un intérêt à agir pour les collectivités territoriales » (p. 19 de l’arrêt)
En pratique néanmoins, on décèle une appréciation relativement souple puisque l’intérêt à intervenir de la Ville de Paris est admis au motif de son indice d’exposition aux risques climatiques, de ses Plans Climat et de sa participation au programme européenne « 100 villes climatiquement neutres d’ici 2030 » (p. 29 de l’arrêt).
Toujours au sujet de l’intérêt à intervenir de la Ville de Paris, la chambre spéciale vise également et de manière notable la jurisprudence du Conseil d’Etat, qui a admis sa recevabilité dans l’instance engagée contre l’Etat français pour inaction dans la lutte contre la réduction des émissions de gaz à effet de serre 3)CE 10 mai 2023 commune de Grande Synthe et. a ; req. n° 467982, témoignant d’une volonté d’unification de la jurisprudence en matière climatique (p. 29 de l’arrêt).
Cette jurisprudence s’inscrit plus globalement dans le paysage du contentieux climatique international et, notamment, la récente décision Verein Klimasenniorinen c/ Suisse de la CEDH 4)CEDH gd. ch. 9 avril 2024 Verein Klimasenniorinen c/ Suisse, req. n° 53600/20 qui pose des critères précis concernant la qualité à agir.
Affaire à suivre, au fond !
References
1. | ↑ | TJ Paris 6 juillet 2023 Association Notre Affaire à Tous et a., RG n° 22/03403 |
2. | ↑ | L’article 342 code de procédure civile dispose que la demande de récusation ne peut être formée après la clôture des débats |
3. | ↑ | CE 10 mai 2023 commune de Grande Synthe et. a ; req. n° 467982 |
4. | ↑ | CEDH gd. ch. 9 avril 2024 Verein Klimasenniorinen c/ Suisse, req. n° 53600/20 |