Czabaj à Strasbourg : consécration du principe mais censure de l’application immédiate aux instances en cours

Catégorie

Droit administratif général

Date

November 2023

Temps de lecture

3 minutes

CEDH 9 novembre 2023 Affaire Legros et autres c. France, req. n° 72173/17 et 17 autres

La cour européenne des droits de l’Homme a été saisie par 18 requérants ayant vu leurs requêtes respectives rejetées par les juridictions administratives françaises pour tardiveté sur le fondement de la jurisprudence Czabaj dont il leur a été fait application en cours d’instance.

Pour rappel, dans son arrêt « Czabaj » du 13 juillet 2016, le Conseil d’Etat a jugé que les principes de sécurité juridique et de bonne administration de la justice font obstacle à ce qu’une décision administrative individuelle puisse être contestée indéfiniment et a ainsi ajouté, de manière prétorienne, une nouvelle condition de recevabilité des recours contentieux. La Haute juridiction a ainsi estimé que même en l’absence de mention des voies et délais de recours sur la décision administrative, son destinataire ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable d’un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance 1)CE Ass. 13 juillet 2016 Czabaj, req. n° 387763, point 5 : Rec. CE, p. 340..

Le Conseil d’Etat a néanmoins tempéré cette règle en précisant que le délai raisonnable d’un an est susceptible de faire l’objet d’une prorogation lorsque le requérant fait état de circonstances particulières.

La jurisprudence Czabaj a ensuite été élargie à un certain nombre de recours 2)La jurisprudence Czabaj demeure toutefois inapplicable au contentieux de la responsabilité des personnes publiques. Voir sur ce point : CE 17 juin 2019 Centre hospitalier de Vichy, req. n° 413097 : Rec. CE ayant déjà fait l’objet d’un article au sein de notre blog..

Dans l’arrêt commenté, la cour européenne a donc été amenée à se prononcer sur le principe dégagé par la jurisprudence « Czabaj » et sur les conséquences de son application aux instances en cours.

1             La consécration du principe « Czabaj »

La cour rappelle en premier lieu que les Etats disposent d’une certaine marge d’appréciation s’agissant de l’élaboration d’une règlementation en matière d’accès à un tribunal et que l’évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire aux droits protégés par l’article 6§1 de la convention européenne des droits de l’Homme et du citoyen 3)Art. 6§1 : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…) ».. Toute limitation appliquée au droit d’accès à un tribunal ne peut toutefois se concilier avec cette disposition que si elle poursuit un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

La cour précise ensuite que le principe juridique de sécurité ne bénéficie pas au seul justiciable mais aussi au défendeur et aux tiers et donc, à l’administration.

En l’occurrence, la cour européenne considère que la limitation temporelle du droit de présenter un recours contentieux consacrée par l’arrêt « Czabaj » est suffisamment encadrée et qu’ainsi :

« La création, par voie prétorienne, d’une nouvelle condition de recevabilité, fondée sur des motifs suffisants justifiant le revirement de jurisprudence opéré, ne porte pas, alors même qu’elle est susceptible d’affecter la substance du droit de recours, une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal tel que protégé par l’article 6 § 1 de la Convention » 4)Cons. 148..

2             La censure de l’application immédiate aux instances en cours

Dans les cas d’espèce soumis à la cour, l’irrecevabilité des requêtes avait été opposée aux requérants alors même qu’au jour de leur introduction, les décisions administratives pouvaient être perpétuellement contestées.

Les juges de Strasbourg considèrent toutefois que, d’une part, à la date à laquelle les requérants avaient saisi les tribunaux administratifs, ces derniers ne pouvaient raisonnablement anticiper le contenu et les effets de la décision « Czabaj » sur la recevabilité de leurs recours respectifs et que d’autre part, bien qu’il existe une possibilité de proroger le délai raisonnable d’un an, en l’absence de jurisprudence établie sur ce point à l’époque, les requérants n’étaient pas en mesure d’identifier la nature des circonstances susceptibles d’allonger ce délai. Dans ces conditions, la cour considère que les requérants n’ont pas été en mesure de remédier à l’irrecevabilité qui leur était opposée.

La cour européenne considère ainsi qu’il y a eu violation de l’article 6§1 de la convention européenne des droits de l’Homme et du citoyen au motif que :

« L’application aux instances en cours de la nouvelle règle de délai de recours contentieux, qui était pour les requérants à la fois imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique, a restreint leur droit d’accès à un tribunal à un point tel que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée » 5)Cons. 161..

En pratique, cette décision n’a cependant pas pour effet de permettre aux requérants de contester à nouveau les décisions en cause désormais devenues définitives. En revanche, il appartiendra à la juridiction administrative d’en tirer les conséquences dans le cadre d’éventuelles autres instances qui auraient été introduites avant le 13 juillet 2016.

 

 

Partager cet article

References   [ + ]

1. CE Ass. 13 juillet 2016 Czabaj, req. n° 387763, point 5 : Rec. CE, p. 340.
2. La jurisprudence Czabaj demeure toutefois inapplicable au contentieux de la responsabilité des personnes publiques. Voir sur ce point : CE 17 juin 2019 Centre hospitalier de Vichy, req. n° 413097 : Rec. CE ayant déjà fait l’objet d’un article au sein de notre blog.
3. Art. 6§1 : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…) ».
4. Cons. 148.
5. Cons. 161.

3 articles susceptibles de vous intéresser