Czabaj n’a pas fini de faire parler de lui !

Catégorie

Droit administratif général

Date

March 2024

Temps de lecture

7 minutes

CE 11 mars 2024 Ministre de l’Education nationale et de la jeunesse, req. n° 488227

Cass ass. plén. 8 mars 2024 Société City, n° 21-21.230 : publié au Bulletin

Deux décisions issues des deux hautes juridictions appliquent, encore une fois, la jurisprudence Czabaj.

1.

Dans cette première affaire (CE 11 mars 2024 Ministre de l’Education nationale et de la jeunesse, req. n° 488227), les 15 et 16 septembre 2020, la société CCM Benchmark Group a demandé au ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports de lui communiquer les résultats, agrégés par établissement, des évaluations des acquis des élèves de cours préparatoire, cours élémentaire première année, sixième année et seconde, pour les années 2016 à 2019. Une décision implicite de refus étant née du silence gardé par le ministre dans le délai d’un mois 1)R. 311-12 et R. 311-13 du CRPA, la société a saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (ci-après « CADA ») le 27 octobre 2020 d’une demande d’avis. Le 9 novembre 2020, le ministre a finalement répondu à cette société en confirmant son refus, désormais explicite, de communiquer les documents demandés. La CADA a, quant à elle, rendu un avis favorable le 10 décembre 2020.

Près d’un an plus tard, alors qu’elle n’avait toujours pas reçu la communication des informations demandées, la société a saisi le 1er décembre 2021 le tribunal administratif de Paris d’un recours tendant à l’annulation de la décision de refus de communication des résultats des évaluations des acquis des élèves.

Par un jugement du 13 juillet 2023, le tribunal administratif de Paris a fait droit à sa demande et enjoint au ministre de communiquer à la société requérante les documents sollicités. Saisi d’un pourvoi formé par le ministre, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur le champ d’application du régime général de communication des documents administratifs fixé par le code des relations entre le public et l’administration (ci-après « CRPA ») avant de se prononcer sur l’application de la jurisprudence Czabaj au contentieux de la communication des documents administratifs.

  • Sur l’application du régime de communication des documents administratifs fixé par le CRPA

Alors que le ministre soutenait qu’il devait être déduit de l’article L. 241-12 du code de l’éducation que les données utilisées pour les évaluations des établissements relèvent d’un régime spécifique de publicité échappant au CRPA, le rapporteur public Laurent Domingo a proposé de rejeter cet argument en expliquant que la volonté de créer un tel régime dérogatoire ne ressort ni de la lettre de ce texte, ni son économie générale, ni encore des travaux parlementaires.

Suivant son rapporteur public, le Conseil d’Etat juge en effet que les résultats de l’évaluation d’un établissement d’enseignement constituent des documents administratifs dont la communication relève du régime général d’accès aux documents administratifs fixé par le livre III du CRPA.

  • Sur l’application de la jurisprudence Czabaj

Dans un premier temps, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur le point de départ du délai de recours contentieux.

Pour rappel, la chronologie applicable dans le contentieux d’accès aux documents administratifs est la suivante :

    • le silence gardé par l’administration, saisie d’une demande de communication de documents administratifs, vaut décision de refus à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la réception de la demande par l’administration 2)R. 311-12 et R. 311-13 du CRPA
    • le demandeur dispose ensuite d’un délai de deux mois pour saisir la CADA, ce délai courant à compter de la notification d’une décision expresse de refus ou à l’expiration du délai mentionné ci-dessus faisant naître une décision implicite de refus 3)R. 343-1 du CRPA
    • la CADA notifie son avis au demandeur et à l’administration en cause dans le délai d’un mois à compter de l’enregistrement de la demande 4)R. 343-3 du CRPA
    • cette administration informe alors la commission, dans le délai d’un mois qui suit la réception de cet avis, de la suite qu’elle entend donner à la demande 5)R. 343-3 du CRPA
    • par ailleurs, le silence gardé par l’administration dans le délai de deux mois à compter de l’enregistrement de la saisine de la CADA fait naître une décision implicite de confirmation de refus 6)R. 343-4 et R. 343-5 du CRPA
    • et, si l’administration prend une décision explicite confirmant son refus initial sans même attendre l’avis de la CADA, c’est cette décision qui doit faire l’objet d’un recours contentieux 7)CE 27 septembre 2022 Département de l’Essonne, req. n° 452614 : mentionné aux T. du Rec. CE.

En l’espèce, le Conseil d’Etat juge que :

« (…) lorsque l’administration, saisie d’une demande de communication de documents administratifs, oppose un refus au demandeur postérieurement à la saisine de la CADA, cette décision doit être regardée comme la confirmation du refus de communication, susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, qui fait obstacle à la naissance d’une décision implicite à l’expiration du délai de deux mois mentionnés à l’article R. 343-5 »

Il en résulte que le tribunal administratif a commis une erreur de droit sur le point de départ du délai de recours contentieux en jugeant que le recours devait être regardé comme dirigé contre la décision implicite de confirmation de refus. En effet, c’est en réalité la décision explicite confirmant le refus prise par le ministre le 9 novembre 2020 qui est attaquée et qui constitue donc le point de départ du délai de recours contentieux.

Dans un second temps, le Conseil d’Etat confirme le raisonnement du tribunal qui applique la jurisprudence Czabaj au contentieux de la communication des documents administratifs dans les termes suivants :

« (…) le demandeur dispose d’un délai de deux mois à compter de la notification de la confirmation du refus de communication de documents administratifs qu’il a sollicités pour en demander l’annulation au tribunal administratif compétent, sous réserve qu’il ait été informé tant de l’existence du recours administratif préalable obligatoire devant la CADA et des délais dans lesquels ce recours peut être exercé que des voies et délais de recours contentieux contre cette confirmation. En l’absence de cette information, le demandeur peut demander l’annulation pour excès de pouvoir de cette décision dans un délai raisonnable à compter de la date à laquelle il en a eu connaissance. Sauf circonstance particulière, que ne constitue pas la notification de l’avis de la CADA, ce délai ne saurait excéder un an »

Toutefois, le Conseil d’Etat relève que le tribunal a commis une seconde erreur de droit en jugeant, à tort, que l’avis de la CADA rendu le 10 décembre 2020 constituait une circonstance particulière justifiant de prolonger ce délai raisonnable au-delà d’un an.

Sur ce point, Laurent Domingo explique en effet que ni l’enjeu ou la complexité du litige, ni d’éventuels obstacles à l’exercice d’un recours contentieux par le demandeur ne justifient de considérer que l’avis de la CADA intervenu après un refus explicite constitue une telle circonstance particulière.

Réglant l’affaire au fond, le Conseil d’Etat juge alors que le recours de la société introduit le 1er décembre 2021 devant le tribunal administratif de Paris contre la décision du 9 novembre 2020 est irrecevable car introduit au-delà du délai raisonnable d’un an.

2.

Dans la deuxième affaire (Cass ass. plén. 8 mars 2024 Société City, n° 21-21.230 : publié au Bulletin), la société des Cyprès, aux droits de laquelle se trouve la société City, était titulaire d’un abonnement au service d’eau de la communauté d’agglomération havraise (CODAH). Le 12 mars 2012, la CODAH a adressé une facture estimative à la société des Cyprès, laquelle a résilié son abonnement un mois plus tard donnant lieu à l’établissement d’une facture de clôture de compte en mai 2012. Le 20 janvier 2016, la trésorerie municipale du Havre a notifié à la société une opposition à tiers détenteur en exécution du titre de recettes émis le 9 mai 2012. Le 29 février 2016, la société a assigné la CODAH, aux droits de laquelle se trouve la communauté urbaine Le Havre Seine métropole, devant le tribunal de grande instance en annulation des titres émis les 12 mars et 9 mai 2012 et en décharge du règlement des sommes y afférentes, en se prévalant de la notification irrégulière des titres ainsi que de leur irrégularité formelle.

Par un arrêt rendu le 17 juin 2021, la cour d’appel de Rouen a infirmé le jugement qui avait déclaré les demandes de la société irrecevables car tardives avant de les rejeter au fond au motif que les bordereaux produits par la communauté urbaine et correspondant aux factures litigieuses, dûment signés et datés, permettent d’établir la régularité de ces factures.

La société ainsi que la communauté urbaine se sont pourvues en cassation, la seconde au titre d’un pourvoi incident. La Cour de cassation commence par analyser le moyen du pourvoi incident formé par la communauté urbaine, qui constitue un préalable puisqu’il conditionne la recevabilité de l’action de la société, avant de répondre au moyen du pourvoi principal de la société.

  • Sur la régularité de la notification

Invitée par la communauté urbaine à étendre l’application de la jurisprudence Czabaj aux juridictions judiciaires, la Cour de cassation, après avoir admis que « pour répondre, notamment aux impératifs de clarté et de prévisibilité du droit, une convergence jurisprudentielle entre les deux ordres de juridiction est recherchée lorsqu’il est statué sur des questions en partage », considère qu’en l’espèce, les principes et règles juridiques différents entre les deux ordres de juridiction fait obstacle à l’alignement de la jurisprudence judiciaire sur la jurisprudence administrative.

La Cour de cassation relève ainsi que, devant les juridictions judiciaires, les règles de la prescription extinctive suffisent à répondre à l’exigence de sécurité juridique qui implique que des situations consolidées par le temps ne puissent pas être indéfiniment remises en cause.

Elle considère ensuite que sa jurisprudence actuelle permet « un juste équilibre entre le droit du créancier public de recouvrer les sommes qui lui sont dues et le droit du débiteur d’accéder au juge » et explique que l’extension à tous les délais de recours de la règle issue de l’article 680 du code de procédure civile 8)« L’acte de notification d’un jugement à une partie doit indiquer de manière très apparente le délai d’opposition, d’appel ou de pourvoi en cassation dans le cas où l’une de ces voies de recours est ouverte, ainsi que les modalités selon lesquelles le recours peut être exercé ; il indique, en outre, que l’auteur d’un recours abusif ou dilatoire peut être condamné à une amende civile et au paiement d’une indemnité à l’autre partie » risquerait à l’inverse de porter atteinte à cet équilibre.

Ainsi, contrairement au contentieux administratif, en l’absence de notification régulière des voies et délais de recours, le délai de recours de deux mois prévu par l’article L. 1617-5 du code général des collectivités territoriales pour contester le bien-fondé d’une créance assise et liquidée par une collectivité territoriale ou un établissement public local ne court pas et le débiteur n’est pas tenu de saisir le juge civil dans un délai raisonnable fixé à un an à compter de la date à laquelle la décision a été notifiée à son destinataire ou de la date à laquelle ce dernier en a eu connaissance.

En l’espèce, la Cour de cassation confirme donc l’arrêt de la cour d’appel qui juge que l’action introduite par la société le 29 février 2016 contre des titres émis 2012 restait recevable dans la mesure où la communauté urbaine ne rapportait pas la preuve d’une notification régulière de ces titres.

La jurisprudence Czabaj n’est donc pas applicable au contentieux judiciaire.

  • Sur la régularité des titres de recettes

Cette fois-ci, la Cour de cassation accepte de faire application de la jurisprudence du Conseil d’Etat selon laquelle il résulte de l’article L. 1617-5 4° du code général des collectivités territoriales et de l’article 4 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations 9)Ces dispositions ont été abrogées par l’article 6 de l’ordonnance n° 2015-1341 du 23 octobre 2015 relatives aux dispositions législatives du code des relations entre le public et l’administration mais leurs exigences sont aujourd’hui reprises aux articles L. 111-2 et L. 212-1 du code des relations entre le public et l’administration que l’ampliation du titre de recettes individuel ou de l’extrait du titre de recettes collectif adressée au redevable doit mentionner les noms, prénoms et qualité de la personne qu’il l’a émis 10)  CE 25 mai 2018 Département de la Seine-Saint-Denis, req. n° 405063 : mentionné aux T. du Rec. CE.

Aussi, la Cour de cassation considère que la jurisprudence administrative qui retient la possibilité de suppléer l’irrégularité formelle du titre si ces informations ont été portées à la connaissance du débiteur 11)CE 3 mars 2017 Mme D., req. n° 398121 : mentionné aux T. du Rec. CE doit s’appliquer à l’ampliation du titre exécutoire.

Par conséquent, elle censure l’arrêt de la cour d’appel sur ce point au motif qu’elle ne pouvait juger que les bordereaux dûment signés et datés permettent d’établir la régularité des factures auxquelles ils correspondent sans avoir constaté si ces dernières mentionnent bien le nom et la qualité de leur auteur.

 

 

 

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1, 2. R. 311-12 et R. 311-13 du CRPA
3. R. 343-1 du CRPA
4, 5. R. 343-3 du CRPA
6. R. 343-4 et R. 343-5 du CRPA
7. CE 27 septembre 2022 Département de l’Essonne, req. n° 452614 : mentionné aux T. du Rec. CE
8. « L’acte de notification d’un jugement à une partie doit indiquer de manière très apparente le délai d’opposition, d’appel ou de pourvoi en cassation dans le cas où l’une de ces voies de recours est ouverte, ainsi que les modalités selon lesquelles le recours peut être exercé ; il indique, en outre, que l’auteur d’un recours abusif ou dilatoire peut être condamné à une amende civile et au paiement d’une indemnité à l’autre partie »
9. Ces dispositions ont été abrogées par l’article 6 de l’ordonnance n° 2015-1341 du 23 octobre 2015 relatives aux dispositions législatives du code des relations entre le public et l’administration mais leurs exigences sont aujourd’hui reprises aux articles L. 111-2 et L. 212-1 du code des relations entre le public et l’administration
10.   CE 25 mai 2018 Département de la Seine-Saint-Denis, req. n° 405063 : mentionné aux T. du Rec. CE
11. CE 3 mars 2017 Mme D., req. n° 398121 : mentionné aux T. du Rec. CE

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