La candidature d’une personne publique à un marché public selon la CJUE

Catégorie

Contrats publics

Date

January 2015

Temps de lecture

8 minutes

CJUE 18 décembre 2014 Azienda Ospedaliero-Universitaria di Careggi-Firenze c/ Data Medical Service srl, aff. C-568/13

Quelques jours avant l’arrêt Société Armor SNC par lequel le Conseil d’Etat a redéfini les possibilités pour une personne publique, et notamment une collectivité territoriale, de se porter candidate à l’attribution d’un contrat de commande publique pour répondre aux besoins d’une autre personne publique 1) CE Ass. 30 décembre 2014 Société Armor SNC, req. n° 355563 ; voir adden-leblog., la Cour de justice de l’Union européenne est venue se prononcer également sur une telle problématique, s’agissant tant du principe même de telles candidatures que de la prise en compte de leurs particularités.

La Cour était saisie de deux questions posées par le Conseil d’Etat italien, à l’occasion de la contestation par la société Data Medical Service de l’attribution, par la région de Lombardie, à l’établissement hospitalier universitaire de Careggi, du service triennal de traitement de données pour l’évaluation externe de la qualité des médicaments, cet établissement ayant vu son offre classée première, compte tenu principalement de son prix, inférieur de l’ordre de 59 % à celui de Data Medical Service, classée deuxième.

Compte tenu de l’époque de la procédure de passation, la directive applicable était la directive 92/50/CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services (et non la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services).

    1 – La possibilité pour une entité publique de se porter candidate

S’agissant de la possibilité même pour une personne publique de se porter candidate à l’attribution d’un marché public, la Cour rappelle « que la possibilité de participation d’organismes publics à des marchés publics, parallèlement à la participation d’opérateurs économiques privés, ressort déjà clairement du libellé de l’article 1er, sous c), de la directive 92/50, selon lequel le « prestataire de services » est toute personne physique ou morale, y inclus un organisme public, qui offre des services » (point 33) et qu’elle a déjà reconnu de longue date une telle possibilité de participation dans différents arrêts 2) CJCE 18 novembre 1999 Teckal Srl, aff. C-107/98, point 51 – CJCE 7 décembre 2000 ARGE Gewässerschutz, aff. C-94/99, point 40 – CJUE 23 décembre 2009 Consorzio Nazionale Interuniversitario per le Scienze del Mare (CoNISMa) c/ Regione Marche, aff. C-305/08, point 38 – CJUE 19 décembre 2012 Azienda Sanitaria Locale di Lecce et Università del Salento c/ Ordine degli Ingegneri della Provincia di Lecce e.a.., aff. C-159/11, point 26..

Elle rappelle en outre qu’une interprétation restrictive de la notion d’opérateur économique, en en excluant les organismes qui ne poursuivent pas un but lucratif, aurait pour conséquence que les contrats conclus entre des pouvoirs adjudicateurs et des organismes qui n’agissent pas principalement dans un but lucratif ne seraient pas considérés comme des marchés publics et échapperaient donc à l’application des règles du droit de l’Union en matière d’égalité de traitement et de transparence des procédures d’attribution.

Néanmoins, elle relève également que la directive 92/50 admet implicitement, à son article 26, paragraphe 2 3) « Les candidats ou soumissionnaires qui, en vertu de la législation de l’État membre où ils sont établis, sont habilités à prester le service en question ne peuvent être rejetés seulement du fait qu’ils auraient été tenus, en vertu de la législation de l’État membre où le marché est attribué, d’être soit des personnes physiques, soit des personnes morales »., la possibilité pour les Etats membres « d’habiliter ou non certaines catégories d’opérateurs économiques à fournir certaines prestations. Ils peuvent réglementer les activités des entités, telles que les universités et les instituts de recherche, qui ne poursuivent pas un but lucratif et dont l’objet est orienté principalement vers l’enseignement et la recherche. Notamment, ils peuvent autoriser ou ne pas autoriser de telles entités à opérer sur le marché en fonction de la circonstance que l’activité en question est compatible ou non avec leurs objectifs institutionnels et statutaires ». Mais elle ajoute aussitôt que : « Toutefois, si et dans la mesure où de telles entités sont habilitées à offrir certains services contre rémunération sur le marché, même à titre occasionnel, les États membres ne peuvent interdire à celles‑ci de participer à des procédures de passation de marchés publics qui portent sur la prestation des mêmes services » (point 36).

Autrement dit, l’intervention d’une entité publique sur un marché concurrentiel peut être limitée ; mais dès lors qu’une intervention donnée s’inscrit dans les limites imparties à l’entité, il importe peu qu’elle vise à satisfaire des besoins privés ou publics et cette intervention ne saurait donc être davantage réduite lorsqu’elle prend la forme d’une réponse à un appel d’offres.

Il est à noter que cette disposition a été reprise à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2004/18, et qu’au regard de celle-ci, la Cour avait déjà apporté la même réponse aux points 47 à 49 de son arrêt CoNISMa du 23 décembre 2009.

Dans l’arrêt Société Armor SNC, le Conseil d’Etat juge que les collectivités territoriales ou leurs établissements publics de coopération, dont les compétences (hormis celles qui leur sont confiées pour le compte de l’Etat) « s’exercent en vue de satisfaire un intérêt public local », ne peuvent légalement se porter candidats à l’attribution d’un contrat de commande publique pour répondre aux besoins d’une autre personne publique que si leur candidature répond à un tel intérêt public local, « c’est à dire si elle constitue le prolongement d’une mission de service public dont la collectivité ou l’établissement public de coopération a la charge, dans le but notamment d’amortir des équipements, de valoriser les moyens dont dispose le service ou d’assurer son équilibre financier, et sous réserve qu’elle ne compromette pas l’exercice de cette mission ».

Cette restriction de l’intervention sur un marché concurrentiel des collectivités territoriales et de leurs établissements publics aux seules interventions, notamment dans le cadre de candidatures à des contrats de la commande publique, qui répondent à un intérêt public local paraît s’inscrire pleinement dans le cadre tracé par les arrêts de la Cour des 23 décembre 2009 et 18 décembre 2014, admettant que des entités publiques puissent n’être autorisées à opérer sur le marché que si l’activité en question est compatible avec leurs objectifs institutionnels et statutaires mais que, dès lors c’est le cas, est indifférent le fait que cette action sur le marché intervienne par le biais d’une participation à une procédure d’attribution d’un contrat de la commande publique.

En outre, dans la mesure où l’arrêt CoNISMa du 23 décembre 2009 est postérieur de quelques mois à l’arrêt Département de l’Aisne du 10 juillet 2009 par lequel le Conseil d’Etat avait alors considéré « que la simple candidature d’une personne publique, dans le respect des règles de la concurrence, à l’attribution d’un marché public, n’est pas subordonnée […] à l’existence d’un intérêt public » 4) CE 10 juillet 2009 Département de l’Aisne, req. n° 324156-324232 : Rec. CE p. 829-841 ; BJCP 2009/67, p. 444, concl. Lénica, obs. C.M. ; Contrats-marchés publ. n° 270, note Eckert., il n’est pas exclu que le rappel par la Cour de justice de ce que les directives admettent la limitation de l’activité sur le marché concurrentiel de certains opérateurs et notamment des opérateurs publics ait favorisé cette évolution de la jurisprudence administrative.

    2 – La prise en compte d’une telle candidature

S’agissant des modalités de prise en compte de la particularité de la candidature d’une personne publique, la question posée portait sur le point de savoir si la directive 92/50 et les principes qui la sous-tendent « s’opposent à une législation nationale permettant à un établissement hospitalier public, tel que celui en cause au principal, de participer à un appel d’offres et de soumettre une offre à laquelle aucune concurrence ne peut faire face, grâce aux financements publics dont il bénéficie, sans que des mesures correctrices aient été prévues pour prévenir les éventuelles distorsions de concurrence qui en résultent » (point 39), le Conseil d’Etat italien estimant que le seul mécanisme de contrôle des offres anormalement basses est insuffisant à prévenir d’éventuelles distorsions de concurrence.

Sur ce point, la Cour commence par relever que « le législateur de l’Union, tout en étant conscient de la nature différente des concurrents participant à un marché public, n’a pas prévu d’autres mécanismes que celui de la vérification et du rejet éventuel des offres anormalement basses » (point 41).

Pour autant, la solution qu’elle consacre ensuite au regard de ce mécanisme paraît marquer une évolution de sa jurisprudence.

Dans ses arrêts ARGE du 7 décembre 2000 et CoNISMa du 23 décembre 2009, la Cour avait considéré que si, « dans certaines circonstances particulières, le pouvoir adjudicateur a l’obligation, ou à tout le moins la possibilité, de prendre en considération l’existence de subventions, et notamment d’aides non conformes au traité, afin, le cas échéant, d’exclure les soumissionnaires qui en bénéficient », elle avait borné cette possibilité en ajoutant que : « Toutefois, l’éventualité d’une position privilégiée d’un opérateur économique en raison de financements publics ou d’aides d’État ne saurait justifier l’exclusion de la participation à un marché public, a priori et sans autre examen, d’entités » publiques, le principe d’égalité n’étant pas violé du seul fait de la participation de telles entités (points 33, 34 et 40 de l’arrêt CoNISMa).

Dans son arrêt du 18 décembre 2014, la Cour reprend les mêmes solutions ; mais elle inverse leur énoncé.

Après avoir rappelé que l’on ne peut exclure par principe un soumissionnaire bénéficiant de subventions publiques et pouvant faire des offres à des prix sensiblement inférieurs à ceux des autres soumissionnaires (point 43), elle rappelle ensuite la faculté de prendre en considération l’existence de subventions (point 44) avant d’ajouter que « la possibilité de rejeter une offre anormalement basse ne se limite pas au seul cas où la modicité du prix proposé dans cette offre est justifiée par l’obtention d’une aide d’État illégale ou incompatible avec le marché intérieur. En effet, cette possibilité revêt un caractère plus général » (point 46) et que « le pouvoir adjudicateur peut, dans le cadre de son examen du caractère anormalement bas d’une offre, en vue d’assurer une saine concurrence, prendre en considération non seulement les circonstances énoncées à l’article 37, paragraphe 2, de la directive 92/50 5) « Le pouvoir adjudicateur peut prendre en considération des justifications tenant à l’économie de la prestation de services, ou aux solutions techniques adoptées, ou aux conditions exceptionnellement favorables dont dispose le soumissionnaire pour prester le service, ou à l’originalité du projet du soumissionnaire »., mais également tous les éléments pertinents au regard de la prestation en cause » (point 50).

Ceci pour conclure au final que : « les dispositions de la directive 92/50, et en particulier les principes généraux de libre concurrence, de non-discrimination et de proportionnalité qui sous-tendent cette directive, doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une législation nationale permettant à un établissement hospitalier public […] participant à un appel d’offres de soumettre une offre à laquelle aucune concurrence ne peut faire face, grâce aux financements publics dont il bénéficie. Toutefois, dans le cadre de l’examen du caractère anormalement bas d’une offre sur le fondement de l’article 37 de cette directive, le pouvoir adjudicateur peut prendre en considération l’existence d’un financement public dont bénéficie un tel établissement au regard de la faculté de rejeter cette offre » (point 51).

Cette réponse mi-figue mi-raisin paraît donc constituer une évolution puisqu’est davantage mis en avant le fait que l’on peut tenir compte de l’existence d’un subventionnement public afin d’exclure certains soumissionnaires, cependant qu’une offre pourra donc être considérée comme anormalement basse du fait de l’existence d’un financement public, même légal, et donc écartée, afin d’assurer une saine concurrence.

Il faut sans doute comprendre que l’existence d’un subventionnement public, même compatible avec le marché intérieur, loin de justifier le caractère anormalement bas d’une offre, pourra au contraire venir attester de celui-ci.

Il convient toutefois de prendre garde au fait que cette solution est expressément rendue « dans le cadre de l’examen du caractère anormalement bas d’une offre sur le fondement de l’article 37 de cette directive [92/50] » et que cet article 37 ne comportait pas de disposition équivalente à celle figurant aujourd’hui à l’article 55, paragraphe 3, de la directive 2004/18 et selon laquelle : « Le pouvoir adjudicateur qui constate qu’une offre est anormalement basse du fait de l’obtention d’une aide d’État par le soumissionnaire ne peut rejeter cette offre pour ce seul motif que s’il consulte le soumissionnaire et si celui-ci n’est pas en mesure de démontrer, dans un délai suffisant fixé par le pouvoir adjudicateur, que l’aide en question a été octroyée légalement » 6) Disposition reprise à l’article 69, paragraphe 4, de la directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE..

Autrement dit, cette solution ne concernerait que le passé puisqu’il paraît aujourd’hui délicat, au regard de cette dernière disposition, de rejeter une offre pour le seul motif qu’elle bénéficie d’un subventionnement public si celui-ci est compatible avec le marché intérieur.

Dans son arrêt Société Armor SNC, le Conseil d’Etat juge « qu’une fois admise dans son principe, [la candidature d’une personne publique] ne doit pas fausser les conditions de la concurrence ; qu’en particulier, le prix proposé par la collectivité territoriale ou l’établissement public de coopération doit être déterminé en prenant en compte l’ensemble des coûts directs et indirects concourant à sa formation, sans que la collectivité publique bénéficie, pour le déterminer, d’un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de ses missions de service public et à condition qu’elle puisse, si nécessaire, en justifier par ses documents comptables ou tout autre moyen d’information approprié ».

On peut penser que si une collectivité publique ne tient pas compte, pour déterminer le prix de son offre, des avantages « découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de ses missions de service public » dont elle peut bénéficier, elle devrait être à l’abri d’une éviction de son offre au motif que son subventionnement public lui conférerait un caractère anormalement bas.

Partager cet article

References   [ + ]

1. CE Ass. 30 décembre 2014 Société Armor SNC, req. n° 355563 ; voir adden-leblog.
2. CJCE 18 novembre 1999 Teckal Srl, aff. C-107/98, point 51 – CJCE 7 décembre 2000 ARGE Gewässerschutz, aff. C-94/99, point 40 – CJUE 23 décembre 2009 Consorzio Nazionale Interuniversitario per le Scienze del Mare (CoNISMa) c/ Regione Marche, aff. C-305/08, point 38 – CJUE 19 décembre 2012 Azienda Sanitaria Locale di Lecce et Università del Salento c/ Ordine degli Ingegneri della Provincia di Lecce e.a.., aff. C-159/11, point 26.
3. « Les candidats ou soumissionnaires qui, en vertu de la législation de l’État membre où ils sont établis, sont habilités à prester le service en question ne peuvent être rejetés seulement du fait qu’ils auraient été tenus, en vertu de la législation de l’État membre où le marché est attribué, d’être soit des personnes physiques, soit des personnes morales ».
4. CE 10 juillet 2009 Département de l’Aisne, req. n° 324156-324232 : Rec. CE p. 829-841 ; BJCP 2009/67, p. 444, concl. Lénica, obs. C.M. ; Contrats-marchés publ. n° 270, note Eckert.
5. « Le pouvoir adjudicateur peut prendre en considération des justifications tenant à l’économie de la prestation de services, ou aux solutions techniques adoptées, ou aux conditions exceptionnellement favorables dont dispose le soumissionnaire pour prester le service, ou à l’originalité du projet du soumissionnaire ».
6. Disposition reprise à l’article 69, paragraphe 4, de la directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE.

3 articles susceptibles de vous intéresser