L’atteinte excessive à l’intérêt général peut toujours faire obstacle à la rétrocession d’un bien illégalement préempté

Catégorie

Droit administratif général, Urbanisme et aménagement

Date

October 2020

Temps de lecture

5 minutes

Conseil d’Etat 28 septembre 2020 Ville de Paris, req. n° 436978 : publié au recueil Lebon

1          Contexte

La société groupe de conseil en investissement et financement (SCIFIM) a signé, le 30 novembre 2010, une promesse de vente pour l’acquisition d’un immeuble un immeuble situé au 44-46 rue Véron et 28 rue Lepic à Paris, appartenant à Mme C.

Toutefois, le maire de Paris a, par une décision du 18 février 2011, exercé son droit de préemption urbain. Le tribunal administratif de Paris a annulé cette décision par un jugement du 8 avril 2016.

La société SCIFIM a alors demandé au maire de Paris, par courrier du 16 juin 2016, de proposer l’acquisition de l’immeuble à Mme C., en tant qu’ancienne propriétaire, et, en cas de refus de Mme C., à cette même société en tant qu’acquéreur évincé.

Le maire de Paris a rejeté cette demande mais cette décision de refus a été annulée par le tribunal administratif de Paris le 29 juin 2018, sans toutefois que le tribunal ne fasse droit aux conclusions à fin d’injonction de la société SCIFIM.

Cette dernière ayant fait appel du jugement, la cour administrative d’appel de Paris a, dans un arrêt du 24 octobre 2019, enjoint à la ville de proposer l’acquisition de l’immeuble à l’ancienne propriétaire ou, en cas de renonciation de cette dernière, à la société SCIFIM.

La ville de Paris a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt.

2          La décision du Conseil d’Etat

Le Conseil d’Etat commence par rappeler les dispositions relatives aux conséquences à tirer de l’annulation d’une décision de préemption, décrites à l’article L. 213-11-1 du code de l’urbanisme et issues de la loi n°2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové dite « ALUR » 1)Article L. 213-11-1 du code de l’urbanisme : « Lorsque, après que le transfert de propriété a été effectué, la décision de préemption est annulée ou déclarée illégale par la juridiction administrative, le titulaire du droit de préemption propose aux anciens propriétaires ou à leurs ayants cause universels ou à titre universel l’acquisition du bien en priorité. Le prix proposé vise à rétablir, sans enrichissement injustifié de l’une des parties, les conditions de la transaction à laquelle l’exercice du droit de préemption a fait obstacle. A défaut d’accord amiable, le prix est fixé par la juridiction compétente en matière d’expropriation, conformément aux règles mentionnées à l’article L. 213-4. A défaut d’acceptation dans le délai de trois mois à compter de la notification de la décision juridictionnelle devenue définitive, les anciens propriétaires ou leurs ayants cause universels ou à titre universel sont réputés avoir renoncé à l’acquisition. Dans le cas où les anciens propriétaires ou leurs ayants cause universels ou à titre universel ont renoncé expressément ou tacitement à l’acquisition dans les conditions mentionnées aux trois premiers alinéas du présent article, le titulaire du droit de préemption propose également l’acquisition à la personne qui avait l’intention d’acquérir le bien, lorsque son nom était inscrit dans la déclaration mentionnée à l’article L. 213-2 »..

L’article L. 213-11-1 précité est venu consacrer une solution jurisprudentielle dégagée par le Conseil d’Etat en 2003 dans son arrêt « Bour » aux termes duquel la haute juridiction a jugé qu’il appartenait au juge administratif de faire usage de son pouvoir d’injonction sur le fondement de l’article L. 911-1 du code de justice administrative 2)Article L. 911-1 du code de justice administrative : « Lorsque sa décision implique nécessairement qu’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public prenne une mesure d’exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d’un délai d’exécution (…) »., afin d’obliger l’administration à proposer le bien illégalement préempté à l’acquéreur évincé ou, si celui-ci n’était pas intéressé, au propriétaire initial 3)Conseil d’Etat 26 février 2003 Mme Bour, req. n° 213558..

Toutefois, cette décision précisait qu’une telle injonction pouvait être prononcée, « sauf atteinte excessive à l’intérêt général appréciée au regard de l’ensemble des intérêts en présence ».

Or, une telle réserve n’a pas été reprise par l’article L. 213-11-1 du code de l’urbanisme.

En l’espèce, le Conseil d’Etat était donc appelé à se prononcer pour la première fois 4)Le Conseil d’Etat s’est également prononcé sur l’invocation de l’intérêt général dans le cadre de rétrocession de biens illégalement préemptés par deux décisions du même jour (s’agissant d’une maison d’habitation et d’une grange, voir CE 28 septembre 2020 commune de Montagny-les-Beaune, req. n° 432063 ; s’agissant d’un espace naturel sensible, voir CE 28 septembre 2020 M. C., req. n° 430951). sur la possibilité pour l’administration de se prévaloir d’un intérêt général pour faire obstacle à une mesure d’injonction prononcée par le juge administratif suite à l’annulation d’une décision de préemption au regard des nouvelles dispositions législatives applicables.

En effet, la cour administrative d’appel de Paris avait jugé qu’il résultait de la combinaison des articles L. 213-11-1 du code de l’urbanisme et L. 911-1 du code de justice administrative que le juge de l’exécution devait nécessairement enjoindre à l’administration de mettre en œuvre ces dispositions «  sans que puisse être opposé au demandeur d’autre motif qu’un motif impérieux d’intérêt général, résultant de l’impossibilité de procéder effectivement à la rétrocession » 5)Cour administrative d’appel de Paris 24 octobre 2019 société SCIFIM, req. n° 18PA02363, considérant 5..

Le Conseil d’Etat censure son raisonnement pour erreur de droit.

Dans un considérant de principe, le Conseil d’Etat juge que si les dispositions combinées des articles L. 213-11-1 du code de l’urbanisme et L. 911-1 du code de justice administrative confèrent au juge le pouvoir d’ordonner les mesures qu’implique l’annulation d’une décision de préemption afin de mettre fin aux effets de la décision annulée, ce n’est qu’après avoir vérifié, au regard de l’ensemble des intérêts en présence, que le rétablissement de la situation initiale ne porte pas une atteinte excessive à l’intérêt général :

« (…) il appartient au juge administratif, saisi de conclusions en ce sens par l’ancien propriétaire ou par l’acquéreur évincé et après avoir mis en cause l’autre partie à la vente initialement projetée, d’exercer les pouvoirs qu’il tient des articles L. 911-1 et suivants du code de justice administrative afin d’ordonner, le cas échéant sous astreinte, les mesures qu’implique l’annulation, par le juge de l’excès de pouvoir, d’une décision de préemption (…). A ce titre, il lui appartient, après avoir vérifié, au regard de l’ensemble des intérêts en présence, que le rétablissement de la situation initiale ne porte pas une atteinte excessive à l’intérêt général, de prescrire au titulaire du droit de préemption qui a acquis le bien illégalement préempté, s’il ne l’a pas entre-temps cédé à un tiers, de prendre toute mesure afin de mettre fin aux effets de la décision annulée et, en particulier, de proposer à l’ancien propriétaire puis, le cas échéant, à l’acquéreur évincé d’acquérir le bien, à un prix visant à rétablir, sans enrichissement injustifié de l’une des parties, les conditions de la transaction à laquelle l’exercice du droit de préemption a fait obstacle ».

Ainsi, le Conseil d’Etat vient réaffirmer que, nonobstant le texte récemment adopté, il appartient au juge administratif de vérifier que le rétablissement de la situation ne porte pas « une atteinte excessive à l’intérêt général ».

En conséquence, après avoir annulé l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris, le Conseil d’Etat règle l’affaire au fond et se livre à une analyse des différents intérêts en présence.

A cet égard, le juge relève que le bien illégalement préempté avait déjà subi d’importants travaux financés par la ville de Paris et que ces travaux permettaient de poursuivre l’objectif de 25% de logements locatifs sociaux dans une zone déficitaire, alors que la collectivité n’avait commis aucune manœuvre ni diligence imprudente en autorisant les travaux malgré l’absence de caractère définitif de la décision de préemption.

A l’inverse, le Conseil d’Etat constate que la société SCIFIM n’avait pas attaqué la décision de préemption dans le délai de recours et, qu’en outre, cette société ne justifiait d’aucun projet portant sur les immeubles préemptés, de sorte que la rétrocession du bien à cette société « remettrait en cause la vocation sociale des logements créés » et « porterait à l’intérêt général une atteinte excessive (…) » injustifiée.

En conséquence, l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris est annulé et la requête formée par la société SCIFIM devant cette même cour est rejetée.

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1. Article L. 213-11-1 du code de l’urbanisme : « Lorsque, après que le transfert de propriété a été effectué, la décision de préemption est annulée ou déclarée illégale par la juridiction administrative, le titulaire du droit de préemption propose aux anciens propriétaires ou à leurs ayants cause universels ou à titre universel l’acquisition du bien en priorité. Le prix proposé vise à rétablir, sans enrichissement injustifié de l’une des parties, les conditions de la transaction à laquelle l’exercice du droit de préemption a fait obstacle. A défaut d’accord amiable, le prix est fixé par la juridiction compétente en matière d’expropriation, conformément aux règles mentionnées à l’article L. 213-4. A défaut d’acceptation dans le délai de trois mois à compter de la notification de la décision juridictionnelle devenue définitive, les anciens propriétaires ou leurs ayants cause universels ou à titre universel sont réputés avoir renoncé à l’acquisition. Dans le cas où les anciens propriétaires ou leurs ayants cause universels ou à titre universel ont renoncé expressément ou tacitement à l’acquisition dans les conditions mentionnées aux trois premiers alinéas du présent article, le titulaire du droit de préemption propose également l’acquisition à la personne qui avait l’intention d’acquérir le bien, lorsque son nom était inscrit dans la déclaration mentionnée à l’article L. 213-2 ».
2. Article L. 911-1 du code de justice administrative : « Lorsque sa décision implique nécessairement qu’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public prenne une mesure d’exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d’un délai d’exécution (…) ».
3. Conseil d’Etat 26 février 2003 Mme Bour, req. n° 213558.
4. Le Conseil d’Etat s’est également prononcé sur l’invocation de l’intérêt général dans le cadre de rétrocession de biens illégalement préemptés par deux décisions du même jour (s’agissant d’une maison d’habitation et d’une grange, voir CE 28 septembre 2020 commune de Montagny-les-Beaune, req. n° 432063 ; s’agissant d’un espace naturel sensible, voir CE 28 septembre 2020 M. C., req. n° 430951).
5. Cour administrative d’appel de Paris 24 octobre 2019 société SCIFIM, req. n° 18PA02363, considérant 5.

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