Le Conseil d’Etat renvoie à la CJUE le soin d’apprécier si la présence des CCI en CDAC est contraire à la directive service mais valide la conventionalité des dispositions de la loi ELAN relatives à l’analyse d’impact

Catégorie

Aménagement commercial, Environnement, Urbanisme et aménagement

Date

July 2020

Temps de lecture

7 minutes

CE 15 juillet 2020 Société BEMH et Conseil National des Centres Commerciaux, req. n° 431703, 431724, 433921 : mentionné aux Tables du Rec. CE.

Saisi par le Conseil National des Centres Commerciaux et par la société BEMH, bureau d’études en charge de la rédaction de dossiers de demande d’autorisation d’exploitation commerciale, le Conseil d’Etat vient de se prononcer sur la légalité des dispositions de la loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique du 23 novembre 2018 relatives à la composition des CDAC (1) et à l’analyse d’impact (2).

1           La présence des CCI au sein des CDAC

L’article L. 751-2 du code de commerce tel que modifié par l’article 163 de la loi ELAN prévoit que trois personnalités qualifiées représentant le tissu économique siègent désormais au sein des CDAC : une désignée par la chambre de commerce et d’industrie, une désignée par la chambre de métiers et de l’artisanat et une désignée par la chambre d’agriculture 1)2 uniquement à Paris, la chambre de l’agriculture ne désignant pas de représentant..

L’article précise que ces personnalités ne prennent pas part au vote mais présentent la situation du tissu économique dans la zone de chalandise et l’impact du projet sur ce tissu économique.

A l’encontre des dispositions du décret du 17 avril 2019 relatives à la composition de la CDAC, il était soutenu devant la Haute Juridiction, par la voie de l’exception, que l’article L. 751-2 du code de commerce était contraire à l’article 14 de la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur (ci-après directive service) qui proscrit notamment l’intervention directe ou indirecte d’opérateurs concurrents, y compris au sein d’organes consultatifs, dans l’octroi d’autorisations individuelles.

Il est en effet important de se rappeler que c’est sur ce fondement que la Commission européenne avait adressé, le 5 juillet 2005, une lettre de mise en demeure à l’Etat français puis un avis motivé le 13 décembre 2006 lui reprochant notamment la présence d’opérateurs économiques concernés – les chambres de commerce et d’industrie – dans les instances chargées de délivrer des autorisations sur un marché et au sein d’organes consultatifs.

C’est ainsi que la présence des organismes consulaires a été supprimée par la loi de modernisation de l’économie (LME) du 4 août 2008.

La loi ELAN les réintègre pourtant aujourd’hui et, même s’il est précisé que ces membres ne prennent pas part au vote, ils seront présents pendant le vote des membres après leur avoir exposé une analyse de l’impact du projet sur le tissu économique, probablement partiale, et en tout cas à laquelle n’auront pu répondre les pétitionnaires qui n’en auront d’ailleurs pas eu connaissance.

Jugeant que cette question présente une difficulté sérieuse, le Conseil d’Etat a saisi la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) et sursis à statuer en considérant que :

« En vertu de l’article L. 751-1 du code de commerce, les commissions départementales d’aménagement commercial donnent un avis, qui est un avis conforme, sur les demandes d’autorisation d’exploitation commerciale. La réponse au moyen soulevé par les requérants dépend de la question de savoir si le paragraphe 6) de l’article 14 de la directive 2006/123/CE du 12 décembre 2006 doit être interprété en ce sens qu’il permet la présence, au sein d’une instance collégiale compétente pour émettre un avis relatif à la délivrance d’une autorisation d’exploitation commerciale, de personnalités qualifiées représentant le tissu économique, dont le rôle se borne à présenter la situation du tissu économique dans la zone de chalandise pertinente et l’impact du projet sur ce tissu économique, sans prendre part au vote sur la demande d’autorisation. Cette question, qui est déterminante pour l’issue du litige, s’agissant de la légalité des articles 1er à 3 du décret du 17 avril 2019, présente une difficulté sérieuse. Il y a lieu, par suite, d’en saisir la Cour de justice de l’Union européenne en application de l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et, jusqu’à ce que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur la requête n° 431724, en tant qu’elle tend à l’annulation des articles 1er à 3 du décret attaqué ».

C’est donc la CJUE qui devra se prononcer la légalité de la législation française à cet égard étant précisé qu’on peut sérieusement douter de la conventionalité du dispositif en faisant un parallèle avec le droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l’homme.

On se souvient en effet que, suite aux arrêts Kress 2)CEDH 7 juin 2001, Kress c. France, n°39594/98. et Martinie 3)CEDH, Grande chambre, 12 avril 2006, Martinie c. France, n°58675/00. de la Cour européenne des droits de l’Homme, le commissaire du Gouvernement (devenu rapporteur public) n’assiste plus au délibéré dans les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel et que les parties peuvent demander qu’il n’y assiste pas au Conseil d’Etat.

A suivre donc…

2          La question de la conventionalité de l’analyse d’impact

Le Conseil d’Etat n’a en revanche pas vu d’inconventionalité s’agissant de l’analyse d’impact qui s’impose désormais à tout porteur de projet, à ses frais, et qui consiste, aux termes de l’article L. 752-6 du code de commerce, à évaluer « les effets du projet sur l’animation et le développement économique du centre-ville de la commune d’implantation, des communes limitrophes et de l’établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre dont la commune d’implantation est membre, ainsi que sur l’emploi, en s’appuyant notamment sur l’évolution démographique, le taux de vacance commerciale et l’offre de mètres carrés commerciaux déjà existants dans la zone de chalandise pertinente, en tenant compte des échanges pendulaires journaliers et, le cas échéant, saisonniers, entre les territoires ».

L’opérateur doit également démontrer qu’aucune friche existante en centre-ville ou à défaut, en périphérie, ne permet d’accueillir le projet envisagé.

La loi impose ainsi aux entrants sur le marché de mesurer les effets d’une nouvelle implantation sur la structure commerciale de la zone ainsi que son incidence sur le commerce préexistant, sur la structure du marché et sur l’emploi.

On voit mal ce qui distingue ce contrôle ainsi ouvert aux CDAC du test économique qu’elles exerçaient en fonction de critères tels que l’emploi, la concurrence et la densité commerciale avant la LME alors que toute référence à un critère économique avait été supprimée pour des questions de conformité au droit de l’Union européenne suite à la mise en demeure de 2005 et à l’avis mise en demeure de 2006 évoqués précédemment…

Pourtant, le Conseil d’Etat a jugé que (et la décision est fichée sur ce point) :

« Les dispositions ajoutées au I de l’article L. 752-6 du code de commerce par la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018, telles qu’interprétées par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2019-830 QPC du 12 mars 2020, poursuivent l’objectif d’intérêt général de favoriser un meilleur aménagement du territoire et, en particulier, de lutter contre le déclin des centres-villes. Elles se bornent à prévoir un critère supplémentaire pour l’appréciation globale par les commissions départementales d’aménagement commercial (CDAC) des effets du projet sur l’aménagement du territoire et ne subordonnent pas la délivrance de l’autorisation à l’absence de toute incidence négative sur le tissu commercial des centres-villes. L’analyse d’impact prévue par le III du même article vise à faciliter l’appréciation des effets du projet sur l’animation et le développement économique des centres-villes et de l’emploi et n’institue aucun critère d’évaluation supplémentaire d’ordre économique. Enfin, les dispositions du IV de l’article L. 752-6, relatives à l’existence d’une friche en centre-ville ou en périphérie, ont pour seul objet d’instituer un critère supplémentaire permettant d’évaluer si, compte tenu des autres critères, le projet compromet la réalisation des objectifs énoncés par la loi. Ces dispositions n’ont pas pour effet d’interdire toute délivrance d’une autorisation au seul motif qu’une telle friche existerait….. Il en résulte que ces dispositions, qui n’ont ni pour objet, ni pour effet d’instituer des critères constitutifs d’un test économique, mais ont pour seul objet de lutter contre le déclin des centres-villes et s’inscrivent dans un objectif d’aménagement du territoire, sont justifiées par des raisons impérieuses d’intérêt général. Par suite, ces dispositions ne méconnaissent ni les stipulations de l’article 49 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ni celles du point 5) de l’article 14 de la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 (dite Services) ».

Tout d’abord, il est intéressant de saisir la réserve d’interprétation du Conseil d’Etat qui retient que cette analyse d’impact figure parmi les critères sur lesquels se fonde la commission pour porter son appréciation globale sur une demande d’autorisation d’exploitation commerciale. Autrement dit, une autorisation peut être délivrée alors même que l’impact sur le centre-ville n’est pas inexistant si le projet est positif au regard d’autres critères énumérées à l’article L. 752-6 du code de commerce.

Ensuite, et en tout état de cause, c’est selon nous une interprétation étonnante de la décision Visser 4)CJUE 30 janvier 2018 Visser Vastgoed Beleggingen BV c/ Raad van de gemeente Appingedam, aff. C‑31/16 – précédemment commentée sur le blog. par le juge français alors que la solution retenue par la CJUE dans cette décision ne saurait être entendue comme un blanc-seing donné au législateur pour élaborer une réglementation générale de protection des centres-villes fondée sur un contrôle économique.

Le juge européen n’a en effet pas admis, comme principe général, toutes les restrictions à l’entrée sur le marché qui seraient justifiées par la protection de l’environnement ou l’aménagement du territoire, mais impose au contraire une analyse au cas par cas pour apprécier l’existence d’une violation de la directive Service.

Au sens de l’article 15 de la directive, toute restriction imposée par un État membre doit être : non-discriminatoire, nécessaire (c’est-à-dire justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général) et proportionnelle c’est-à-dire « propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi, ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif et d’autres mesures moins contraignantes ne doivent pas permettre d’atteindre le même résultat ».

Pour mémoire, dans l’affaire Visser, la CJUE a jugé que « l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2006/123 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce que des règles contenues dans un plan d’occupation des sols d’une commune interdisent l’activité de commerce de détail de produits non volumineux dans des zones géographiques situées en dehors du centre-ville de cette commune, pourvu que l’ensemble des conditions énoncées à l’article 15, paragraphe 3, de cette directive soient remplies, ce qu’il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier ».

C’est ainsi que le Conseil d’Etat des Pays-Bas avait rendu une première décision provisoire admettant que la condition de nécessité était remplie mais pas la condition de proportionnalité ; il a donc enjoint au conseil municipal d’Appingedam : soit de démontrer, sur la base d’une analyse spécifique, la proportionnalité du système de zonage établi, soit de modifier son plan d’occupation des sols pour le rendre compatible avec l’article 15 de la directive Service. Il a, ensuite, rendu une décision finale admettant, au vu des études très détaillées élaborées par des experts et produites par la commune, que la réglementation locale adoptée interdisant le commerce de détail de produits sur des zones commerciales périphériques précises était proportionnée.

Cela montre à quel point, à l’inverse, une obligation générale d’implantation par priorité en centre-ville, sur l’ensemble du territoire national, ne peut pas être proportionnée !

Mais ce sera quoi qu’il en soit à la commission européenne d’en juger puisqu’elle a été saisie d’une plainte pour déclenchement d’un recours en manquement à l’encontre de l’Etat français sur ces questions…

Partager cet article

References   [ + ]

1. 2 uniquement à Paris, la chambre de l’agriculture ne désignant pas de représentant.
2. CEDH 7 juin 2001, Kress c. France, n°39594/98.
3. CEDH, Grande chambre, 12 avril 2006, Martinie c. France, n°58675/00.
4. CJUE 30 janvier 2018 Visser Vastgoed Beleggingen BV c/ Raad van de gemeente Appingedam, aff. C‑31/16 – précédemment commentée sur le blog.

3 articles susceptibles de vous intéresser