Le juge du référé provision est compétent en l’absence de décompte général notifié par le maître d’ouvrage

Catégorie

Contrats publics, Droit administratif général

Date

July 2020

Temps de lecture

5 minutes

CE 10 juin 2020 Société Bonaud, req. n° 425993 : mentionné aux Tables du Rec. CE

La commune d’Hérouville-Saint-Clair a lancé un marché de travaux pour la construction d’un pôle éducatif composé de 21 lots. Le lot n° 13 « revêtement de sols souples » a été confié à la société Bonaud, par un marché d’un montant de 143 071,50 EUR HT notifié le 28 juillet 2010. Ce marché était soumis au CCAG Travaux dans sa version issue de l’arrêté du 8 septembre 2009 1)Arrêté du 8 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux.

Au terme des travaux, qui n’ont pas été réceptionnés, la société Bonaud a notifié un projet de décompte final à la commune. Les parties ne trouvant pas d’accord sur le paiement d’une partie des travaux réalisés, la société Bonaud a adressé le 26 octobre 2013 à la commune d’Hérouville-Saint-Clair une mise en demeure de lui notifier un décompte général et un état de solde et de procéder au paiement de la somme de 21 087,48 EUR correspondant à ce qu’elle estimait lui être dû au titre du solde de ce marché.

En l’absence de réponse, la société Bonaud a saisi le tribunal administratif de Caen, le 22 janvier 2014, d’une demande tendant à ce qu’il soit enjoint à la commune d’établir le décompte général du marché. La société Bonaud a également saisi ce même jour le juge des référés du tribunal administratif de Caen, sur le fondement des articles L. 541-1 du code de justice administrative, d’une demande tendant à ce que la commune soit condamnée à lui verser une provision de 21 087,48 EUR.

Toutefois, par ordre de service du 18 avril 2014, la commune d’Hérouville-Saint-Clair a notifié à la société Bonaud le décompte général du marché, qui faisait apparaître un solde en défaveur de l’entreprise de 5 263,19 EUR. La société Bonaud s’est alors désistée de sa première demande d’injonction, mais a contesté ce décompte par un mémoire en réclamation reçu par la commune le 2 mai 2014.

La commune n’ayant pas répondu à cette contestation, la société Bonaud a maintenu sa deuxième demande adressée au juge, à titre de provision. Celle-ci a cependant été rejetée par une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Caen du 15 mai 2015, confirmée par une ordonnance du 10 mars 2016 du juge des référés de la cour administrative d’appel de Nantes, au motif que la créance dont se prévalait la société Bonaud ne pouvait être regardée comme non sérieusement contestable.

La société a alors saisi le tribunal administratif de Caen d’une demande au fond tendant à la condamnation de la commune à lui verser la somme de 21 087,48 EUR. Par un jugement du 8 juin 2017 2)TA Caen 8 juin 2017, req. n° 1600690, le tribunal administratif a rejeté sa demande. La société Bonaud a fait appel de ce jugement, mais la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté son appel, par un arrêt du 5 octobre 2018 3)CAA Nantes 5 octobre 2018, req. n° 17NT02253.

La cour administrative d’appel a en effet estimé que les stipulations de l’article 13.4.2 du CCAG applicable aux marchés de travaux devaient être interprétées comme permettant au titulaire du marché, lorsque le pouvoir adjudicateur ne défère pas à la mise en demeure de notifier le décompte général, de saisir le tribunal administratif de conclusions tendant à ce que celui-ci établisse le décompte général, mais non de conclusions tendant au règlement du solde du marché.

Ayant jugé que la société Bonaud n’avait donc pas respecté la procédure prévue par l’article 13.4.2 du CCAG, la cour administrative d’appel de Nantes a considéré que trouvait à s’appliquer la procédure fixée par les stipulations de l’article 50.3.2 du CCAG, applicables aux réclamations portant sur le décompte général du marché. Aux termes desdites stipulations du CCAG, le titulaire du marché dispose pour saisir le tribunal administratif compétent d’un délai de six mois à compter de la notification de la décision explicite prise par le pouvoir adjudicateur sur sa réclamation ou de l’intervention d’une décision implicite de rejet. En l’espèce, la commune d’Hérouville-Saint-Clair n’ayant apporté aucune réponse au mémoire de réclamation reçu le 2 mai 2014 dans le délai de 45 jours prévu par l’article 50.1.2 du CCAG, la cour administrative d’appel a considéré que la société Bonaud avait jusqu’au 17 décembre 2014 pour former un recours contentieux. Sa demande ayant été enregistrée le 30 mars 2016, la cour a jugé que sa requête était irrecevable. La société Bonaud s’est alors pourvue en cassation devant le Conseil d’Etat contre cet arrêt.

Parallèlement, la commune d’Hérouville-Saint-Clair a émis le 30 mai 2016 un titre de recettes exécutoire d’un montant de 5 263,19 EUR à l’encontre de la société Bonaud. Celle-ci a fait opposition à ce titre exécutoire devant le tribunal administratif de Caen qui, par un jugement du 8 juin 2017, a rejeté sa demande 4)TA Caen 8 juin 2017, req. n° 1601202. Par un arrêt du 21 décembre 2018, la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté l’appel formé par la société Bonaud 5)CAA Nantes 21 décembre 2018, req. n° 17NT02250. Cette dernière s’est donc également pourvue en cassation contre ce deuxième arrêt. Les deux pourvois présentés par la société Bonaud présentant à juger les mêmes questions, les 7ème et 2ème chambres réunies ont décidé de les joindre pour statuer par une seule et même décision.

La question qui se posait au Conseil d’Etat était celle de l’articulation entre les règles procédurales issues du CCAG Travaux et celles du code de justice administrative relatives au référé provision. La rapporteure publique Mireille Le Corre a rappelé dans ses conclusions 6)Conclusions de Mirelle Le Corre, rapporteure publique que le Conseil d’Etat avait déjà eu à connaître d’une telle question dans l’hypothèse d’un différend portant sur le décompte général, en application des stipulations de l’article 7.2.3 du CCAG Travaux applicable en Polynésie française, dont la rédaction est comparable à celle de l’article 50.3.2 du CCAG Travaux applicable en métropole.

Ainsi, depuis sa décision du 27 janvier 2017 Société tahitienne de construction 7)CE 27 janvier 2017 Société tahitienne de construction, req. n° 396404 : mentionné aux Tables du Rec. CE, le Conseil d’Etat juge dans une telle hypothèse que le titulaire du marché n’est pas tenu de saisir le juge du contrat d’une demande au fond lorsqu’il saisit le juge du référé provision. Mireille Le Corre a considéré qu’un tel raisonnement était transposable aux stipulations de l’article 13.4.2, dans l’hypothèse donc d’une absence de notification du décompte général par le pouvoir adjudicateur. La rapporteure publique a fait valoir que si les finalités d’une demande d’établissement du décompte général présentée au juge sur le fondement de l’article 13.4.2 du CCAG Travaux et d’une saisine du juge du référé provision ne se recoupent pas totalement, ces deux voies procédurales reviennent toutes deux à demander au juge d’établir le décompte. Mireille Le Corre soulignait à cet égard dans ses conclusions que si le titulaire saisit le juge du référé provision :

« c’est bien en vue de l’établissement du décompte et du versement d’une somme, partielle ou totale, correspondant au solde en résultant ».

Dès lors, la rapporteure publique a estimé qu’il n’y avait pas lieu d’opposer des irrecevabilités ou des contraintes procédurales excessives et que la saisine du juge du référé provision de conclusions tendant au règlement du solde du marché, ou d’une partie de celui-ci, devait par conséquent être regardée comme la saisine du tribunal administratif compétent au sens de l’article 13.4.2 du CCAG Travaux.

Les 7ème et 2ème chambres ont suivi les conclusions de la rapporteure publique en jugeant que la cour administrative d’appel de Nantes avait commis une erreur de droit en jugeant inapplicables au cas d’espèce les stipulations de l’article 13.4.2 du CCAG Travaux. Le Conseil d’Etat a donc annulé les arrêts du 5 octobre 2018 et du 21 décembre 2018 rendus par la cour administrative d’appel de Nantes et renvoyé les affaires devant cette même cour.

Ainsi, lorsque le pouvoir adjudicateur omet d’établir le décompte général dans le délai imparti, après y avoir été mis en demeure, le titulaire du marché peut saisir le juge du référé provision d’une demande visant à obtenir le paiement des sommes qu’il estime lui êtres dues au titre du solde du marché.

La portée de cette décision Société Bonaud doit toutefois être relativisée. L’article 13.4.4 du CCAG Travaux, dans sa version résultant de l’arrêté du 3 mars 2014 8)Arrêté du 3 mars 2014 modifiant l’arrêté du 8 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux et applicable aux marchés de travaux conclus à compter de cette date, prévoit un mécanisme permettant de déboucher sur un décompte général tacite. Le titulaire du marché peut dès lors se prévaloir du solde de ce décompte devant le juge du référé provision pour en obtenir le paiement.

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