Référé précontractuel : la transmission par erreur à un opérateur de documents relatifs à l’offre de son concurrent

Catégorie

Contrats publics

Date

February 2024

Temps de lecture

4 minutes

CE 2 février 2024 Société Suez Eau France, req. n° 489820 : au Rec.CE

Par une décision du 2 février 2024, le Conseil d’Etat a apporté des précisions quant aux conséquences pratiques de la transmission à un soumissionnaire d’informations confidentielles sur l’offre de son concurrent à la suite d’un dysfonctionnement informatique de la plateforme utilisée par l’autorité délégante.

En l’espèce, le Syndicat des Eaux d’Ile-de-France (ci-après « SEDIF ») a engagé, le 2 juin 2021, une procédure de mise en concurrence pour l’attribution d’un contrat de concession portant sur le renouvellement de la délégation du service public de l’eau potable, selon une procédure restreinte conduisant, d’abord, à la sélection des candidats admis à présenter une offre et, ensuite, au choix de l’offre finale d’un soumissionnaire à l’issue de négociations.

Les sociétés Veolia et Suez Eau France ont été admises à participer à la phase de négociations et ont remis leurs offres intermédiaires le 17 novembre 2022.

A la suite d’un dysfonctionnement informatique intervenu au cours de la procédure, la société Veolia a eu accès à des données confidentielles concernant l’offre de la société Suez Eau France. Par une décision du 17 octobre 2023, le SEDIF a alors mis un terme aux négociations sans remise préalable d’une offre finale et fait le choix d’attribuer le contrat de concession au regard des offres intermédiaires après une mise au point avec chacun des deux soumissionnaires.

Par une ordonnance du 29 novembre 2023, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de la société Suez Eau France d’annuler la procédure au stade de la décision du 17 octobre 2023 et d’enjoindre le SEDIF de la reprendre en se conformant à ses obligations.

La société Suez Eau France s’est pourvue en cassation contre cette ordonnance, posant ainsi les questions, d’une part, de la qualification du SEDIF en tant que pouvoir adjudicateur et, d’autre part, des conséquences de la transmission par erreur à un opérateur de documents confidentiels concernant l’offre de son concurrent.

La notion de pouvoir adjudicateur en matière de réseau d’eau potable

Il est constant qu’une personne publique a la qualité de pouvoir adjudicateur lorsqu’elle passe des contrats ayant pour objet de confier à un tiers l’exploitation d’un des réseaux fixes mentionnés à l’article L. 1212-3 du code de la commande publique dont elle a la charge (le gaz ou la chaleur, l’électricité et l’eau potable) 1)CE 9 juillet 2007 Syndicat Entreprises générales de France-Bâtiment Travaux publics, req. n° 297711 : au Rec CE : « Considérant en deuxième lieu, que l’article 135 ne s’applique pas aux actes par lesquels une personne publique confie à un tiers l’exploitation d’un des réseaux fixes qu’il mentionne ».

En l’espèce, le Conseil d’Etat indique ainsi que le juge des référés du tribunal administratif de Paris a inexactement qualifié les faits et commis une erreur de droit en fondant son ordonnance sur les dispositions des articles L. 551-5 à L. 551-9 du code de justice administrative relatives aux référés précontractuels dirigés contre les procédures des entités adjudicatrices.

Toutefois, dans la mesure où les règles contenues dans les dispositions invoquées par la société Veolia au soutien du manquement sont identiques pour les pouvoirs adjudicateurs et pour les entités adjudicatrices, le Conseil d’Etat écarte ce moyen en considérant que l’erreur commise par le tribunal est en définitive sans incidence sur le dispositif et les motifs de son ordonnance.

Les conséquences de la transmission par erreur à un opérateur de documents concernant l’offre de son concurrent

(i)    L’autorité délégante n’est pas tenue d’exclure l’opérateur en l’absence de démarches déloyales

Pour rappel, l’article L. 3123-8 2)Art. L 2141-8 du code de la commande publique pour les marchés publics du code de la commande publique dispose que l’autorité concédante peut décider d’exclure de la procédure de passation du contrat de concession les personnes qui :

  • ont entrepris d’influer indûment le processus décisionnel de l’autorité concédante
  • ont entrepris d’obtenir des informations confidentielles susceptibles de leur donner un avantage indu lors de la procédure
  • ont fourni des informations trompeuses susceptibles d’avoir une influence déterminante sur les décisions d’’exclusion, de sélection ou d’attribution

S’agissant des premier et troisième points, le Conseil d’Etat a déjà jugé que des « éléments précis et circonstanciés » doivent être identifiés pour regarder une personne comme ayant adopté l’un de ces comportements susceptibles de justifier son exclusion de la procédure 3)CE 24 mars 2022 EPI plage de Pampelonne, req. n° 457733 : mentionné aux T. du Rec. CECE 24 juin 2019 Département des Bouches-du-Rhône, req. n° 428866 : au Rec. CE.

En l’espèce, le Conseil d’Etat reprend cette règle et exige, également pour le second point, que soient identifiés « des éléments précis et circonstanciés indiquant que l’opérateur a effectué des démarches qu’il savait déloyales en vue d’obtenir des informations dont il connaissait le caractère confidentiel et qui étaient susceptibles de lui donner un avantage indu dans le cadre de la procédure de passation ».

Le Conseil d’Etat estime ensuite que c’est sans dénaturer les faits que le tribunal a estimé que de tels éléments n’étaient au cas présent pas apportés et ce, alors même que la société Veolia avait téléchargé et dupliqué les fichiers concernant l’offre de la société Suez Eau France mis à sa disposition à la suite du dysfonctionnement et qu’elle avait attendu plusieurs jours avant d’informer le SEDIF de cet incident dès lors qu’ « elle l’en avait averti avant la poursuite de la procédure de négociation et le dépôt de son offre finale, de sorte qu’elle devait donc être regardée comme ayant nécessairement renoncé à tirer parti de ces éléments dans le cadre de la procédure ».

Ainsi, le Conseil d’Etat fait peser sur le requérant un standard de preuve exigeant et pragmatique pour démontrer qu’un pouvoir adjudicateur était tenu d’exclure un opérateur d’une procédure de passation sur le fondement de l’article L. 3123-8 du code de la commande publique.

(ii)    Le respect du principe de l’égalité de traitement des candidats peut exceptionnellement justifier une modification du déroulement de la procédure fixée par le règlement de la consultation

Enfin, le Conseil d’Etat rejette le pourvoi après avoir considéré que si le respect du principe de transparence de la procédure impose que l’autorité délégante ne puisse remettre en cause les étapes essentielles de la procédure et les conditions de la concurrence telles que prévues dans le règlement de la consultation, notamment la phase de remise de l’offre finale des soumissionnaires, l’égalité entre les candidats a pu, dans les circonstances très particulières de l’espèce et en l’absence de manœuvres, justifier la décision du SEDIF de modifier le déroulement de la procédure en renonçant à recueillir les offres finales et en décidant de procéder au choix du délégataire sur la base des offres intermédiaires.

Le Conseil d’Etat avait déjà jugé exactement en ce sens et selon les mêmes principes dans une espèce très similaire où l’un des soumissionnaires s’était vu transmettre par erreur des documents relatifs à la négociation menée entre l’autorité délégante et son concurrent et aux éléments de l’offre de ce dernier 4)CE 8 novembre 2017 Sté Transdev, req. n° 412859.

Cette décision témoigne ainsi du pragmatisme dont doivent faire preuve les pouvoirs adjudicateurs, puis le juge du référé précontractuel, dans le maniement et l’articulation des principes essentiels de la commande publique.

 

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References   [ + ]

1. CE 9 juillet 2007 Syndicat Entreprises générales de France-Bâtiment Travaux publics, req. n° 297711 : au Rec CE : « Considérant en deuxième lieu, que l’article 135 ne s’applique pas aux actes par lesquels une personne publique confie à un tiers l’exploitation d’un des réseaux fixes qu’il mentionne »
2. Art. L 2141-8 du code de la commande publique pour les marchés publics
3. CE 24 mars 2022 EPI plage de Pampelonne, req. n° 457733 : mentionné aux T. du Rec. CECE 24 juin 2019 Département des Bouches-du-Rhône, req. n° 428866 : au Rec. CE
4. CE 8 novembre 2017 Sté Transdev, req. n° 412859

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