Répartition des pénalités entre les membres d’un groupement : le maître d’ouvrage est lié par les indications du mandataire

Catégorie

Contrats publics

Date

January 2020

Temps de lecture

6 minutes

CE 2 décembre 2019, Société Giraud-Serin, req. n° 422615 :  mentionné aux Tables du Rec. CE

A la fin de l’année 2006, la région Midi-Pyrénées, par l’intermédiaire de son maître d’ouvrage délégué, la société de construction et gestion Midi-Pyrénées (COGEMIP), a engagé des travaux de reconstruction du lycée Gallieni à Toulouse. Le 28 novembre 2006, la région a conclu avec un groupement conjoint d’entreprises dont le mandataire était la société Thomas et Danizan (SNTD) un marché correspondant au lot n°2 « clos et couvert » des travaux, d’un montant total de 41 403 683,24 euros porté par avenants à la somme de 46 462 505,32 euros. Les différentes prestations du lot n° 2 étaient réparties en sept sous-lots, un pour chaque membre du groupement. La société Serin constructions métalliques avait en charge la réalisation de la charpente métallique et des planchers.

Les travaux ont été réceptionnés avec une date d’effet au 5 janvier 2009, avec un retard sur les délais contractuels de 129 jours, représentant des pénalités de retard de près de 6 millions d’euros, sur la base d’une pénalité contractuellement fixée à 1/1000ème du montant global TTC du marché par jour de retard.

La SNTD, mandataire commun du groupement, a proposé la répartition des pénalités suivante : 70% à la charge de la société Metalsigma et le reste à celle de la société Serin.

La société Metalsigma a obtenu du juge des référés du tribunal administratif de Toulouse une expertise pour déterminer la répartition des pénalités au sein du groupement. La répartition proposée par l’expert, soit 78,30% pour la société Serin constructions métalliques, 13% pour la société Metalsigma et 8,70% pour la SNTD, a été reprise par le mandataire du groupement qui l’a adressée au mandataire du maître d’ouvrage. La COGEMIP a appliqué cette répartition dans le décompte général du marché.

La société Serin constructions métalliques, débitrice d’une somme de 4,3 millions d’euros en application de cette répartition, a refusé de signer ce décompte et a transmis au maître d’ouvrage une réclamation tendant au paiement d’une somme d’un peu plus de 1,2 millions d’euros, à laquelle le maître d’ouvrage n’a pas fait droit. La société Serin constructions métalliques a alors saisi le tribunal administratif de Toulouse d’une requête tendant à ce que la région et la société COGEMIP, maître d’ouvrage délégué, soient condamnées solidairement à lui verser le solde du marché qu’elle estimait lui être dû. Le tribunal a fait droit à ses demandes 1)TA Toulouse 24 février 2016, req. n° 1204959.

La région Midi-Pyrénées a fait appel de ce jugement. La cour administrative d’appel de Bordeaux a, elle, considéré que le maître d’ouvrage ne disposait d’aucun pouvoir d’appréciation dans la répartition des pénalités de retard entre les membres d’un groupement et que, dès lors, sa responsabilité ne pouvait être recherchée à cet égard. La cour a ainsi fixé à 4 693 038,75 euros TTC le montant des pénalités devant être mises à la charge de la société Serin constructions métalliques 2)CAA Bordeaux 26 juin 2018, req. n° 16BX01290.

Cette dernière a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat, et la société Giraud-Serin est venue aux droits de la société Serin constructions métalliques.

Les juges du Palais Royal devaient répondre à la question suivante : le maître d’ouvrage est-il tenu de fixer les pénalités conformément à la répartition indiquée par le mandataire du groupement d’entreprises ou dispose-t-il d’un pouvoir d’appréciation de nature à engager sa propre responsabilité envers les membres du groupement ?

Plus précisément, il s’agissait pour le Conseil d’Etat de déterminer la portée des stipulations de l’article 20.7 du Cahier des clauses administratives générales (CCAG) applicables aux marchés de travaux dans sa rédaction de 1976, applicable au litige, qui figurent aujourd’hui pratiquement inchangées à l’article 20.6 de la version du CCAG de 2009. Celles-ci prévoient que « dans le cas d’entrepreneurs groupés pour lesquels le paiement est effectué à des comptes séparés, les pénalités et les primes sont réparties entre les cotraitants conformément aux indications données par le mandataire, sauf stipulations différentes du cahier des clauses administratives particulières ».

Le Conseil d’Etat a déjà pu juger que « s’il incombe au maître de l’ouvrage de liquider le montant global des pénalités de retard dues par l’ensemble des entreprises, il appartient au seul mandataire commun de celles-ci de répartir entre elles ces pénalités, et qu’en cas d’inaction du mandataire commun, le maître de l’ouvrage est tenu d’imputer la totalité des pénalités sur le décompte général et définitif du marché de ce mandataire » 3)CE 28 novembre 1986 Centre Hospitalier Régional de Nice, req. n° 60522 CE 17 mars 1999 Syndicat intercommunal Eau et assainissement de Pointe-à-Pitre-Abymes, req. n° 165595 : Publié au Rec. CE.

Gilles Pelissier a proposé à la Haute Juridiction de s’inscrire dans la droite ligne de cette jurisprudence 4)Conclusions de Gilles Pélissier, rapporteur public, dans CE 2 décembre 2019 Société Giraud-Serin, req. n° 422615 : Mentionné aux Tables du Rec. CE, ce qu’elle a fait en jugeant que lorsque le mandataire fournit au maitre d’ouvrage les indications nécessaires à la répartition des pénalités de retard entre les membres du groupement, le maître d’ouvrage est tenu de s’y conformer. Ce dernier ne dispose donc d’aucun pouvoir d’appréciation sur la répartition des pénalités entre les membres du groupement, et sa responsabilité ne peut dès lors être recherchée de ce fait.

A cet égard, Gilles Pélissier souligne dans ses conclusions que « les obligations que l’article 20.7 met à la charge du mandataire ne sont qu’une déclinaison de son rôle de représentant unique des entrepreneurs groupés vis-à-vis du maître de l’ouvrage ». Le rôle d’interlocuteur unique qui incombe au mandataire du groupement a pour objet de dispenser le maître d’ouvrage de s’immiscer dans les rapports entre les membres du groupement. En effet, la nature des relations qu’entretiennent entre eux les membres d’un groupement ne sont pas opposables au maître d’ouvrage, qui n’a pas à en connaître : les membres d’un groupement sont liés entre eux par un contrat de droit privé, les litiges les opposant, en dehors de ceux impliquant le maître d’ouvrage, relèvent de la compétence de la juridiction judiciaire 5) TC 10 décembre 2018 SARL Egis Bâtiments Centre Ouest, req. n° C4144, tandis que le contrat organisant les relations entre les membres d’un groupement ne peut être opposé au maître d’ouvrage 6)  CAA Marseille 11 février 2019 Société BDM architectes, req. n° 17MA04879 ; voir également le commentaire de cet arrêt publié sur le blog Adden.

Le maître d’ouvrage n’a donc pas à s’immiscer dans les relations qu’entretiennent entre eux les membres du groupement en répartissant les pénalités selon des modalités différentes que celles indiquées par le mandataire du groupement.

Le membre d’un groupement qui conteste le montant des pénalités mis à sa charge n’est pas pour autant dépourvu de toute action :

  • S’il veut contester la répartition des pénalités entre les membres du groupement arrêtée par le mandataire, il lui appartient, à défaut de trouver avec les membres du groupement une solution amiable, de présenter des conclusions dirigées contre eux devant le juge judiciaire,
  • il peut rechercher la responsabilité du mandataire du groupement s’il estime que ce dernier a commis une faute en communiquant au maître d’ouvrage des indications erronées, imprécises ou insuffisantes, et que ce manquement lui a engendré un préjudice financier ou économique,
  • enfin, s’il entend contester le montant total des pénalités infligé au groupement, il peut présenter des conclusions dirigées contre le maître d’ouvrage discutant le bien-fondé des pénalités appliquées,

Le Conseil d’Etat a donc confirmé le raisonnement retenu par la cour administrative d’appel de Bordeaux sur le fait que le maître d’ouvrage est tenu par les indications intéressant la répartition des pénalités, mais l’a partiellement censuré sur le raisonnement retenu par la cour pour écarter le moyen soulevé par la société Giraud-Serin relatif à sa demande de modération des pénalités de retard.

Le Conseil d’Etat a rappelé que le juge ne peut, à titre exceptionnel, modérer ou augmenter les pénalités de retard résultant du contrat que « si elles atteignent un montant manifestement excessif ou dérisoire, eu égard au montant du marché et compte-tenu de l’ampleur du retard constaté dans l’exécution des prestations », conformément à une jurisprudence établie de longue date aujourd’hui, et rappelée dans une décision de juillet 2017 7)CE 29 décembre 2008 OPHLM de Puteaux, req. n° 296930 : Publié au Rec. CECE 19 juillet 2017 Centre hospitalier interdépartemental de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, req. n° 392707 : Publié au Rec. CE. La cour administrative d’appel a rejeté la demande de modération des pénalités de retard formulée par la société Giraud-Serin au motif que les retards étaient en grande partie imputable aux sous-traitants de la requérante, contre lesquels elle pouvait se retourner en vue de recouvrer une partie des pénalités dont elle estimait ne pas être redevable. Toutefois, le Conseil d’Etat a jugé que cette circonstance était sans incidence sur l’exercice par le juge de son pouvoir de modération des pénalités, et que la cour administrative d’appel de Bordeaux avait dès lors commis une erreur de droit en rejetant par ce motif la demande de modération formulée par la société Giraud-Serin. L’affaire est renvoyée dans cette mesure à la cour.

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