Un outil de plus pour le juge de l’excès de pouvoir : les conclusions subsidiaires tendant à l’abrogation d’un acte règlementaire sont recevables

Catégorie

Droit administratif général

Date

November 2021

Temps de lecture

5 minutes

CE 19 novembre 2021 Association ELENA France et autres, req. n° 437141 : Publié au rec. CE

Par sa décision Association ELENA et autres, la Section du contentieux du Conseil d’Etat a fait évoluer sa jurisprudence en jugeant que le juge de l’excès de pouvoir pouvait désormais prononcer, si les parties ont présenté des conclusions en ce sens, l’abrogation d’un acte réglementaire qu’un changement dans les circonstances de droit ou de fait a rendu illégal en cours d’instance. Un rappel des faits s’impose.

Par une délibération du 5 novembre 2019, le conseil d’administration de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) a décidé de ne pas modifier la liste des pays considérés comme étant des pays d’origine sûrs qui avait été fixée par délibération du 9 octobre 2015, en application des dispositions de l’article L. 722-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA).

Plusieurs associations de défense des demandeurs d’asile ont alors formé un recours devant le Conseil d’Etat pour demander l’annulation pour excès de pouvoir de la délibération du 5 novembre 2019. En cours d’instruction de leur requête, ces mêmes associations ont présenté des conclusions tendant à l’abrogation de cette même délibération en tant que celle-ci avait maintenu sur la liste des pays d’origine sûrs l’Arménie, la Géorgie et le Sénégal.

Par une décision rendue le 2 juillet 2021 1) CE 2 juillet 2021 Association ELENA France et autres, req. n° 437141 : Mentionné aux Tables du Rec. CE, les 2ème et 7ème chambres réunies du Conseil d’Etat ont annulé la délibération de l’OFPRA en tant qu’elle maintenait sur la liste des pays sûrs le Bénin, le Sénégal et le Ghana. S’agissant du Bénin, le Conseil d’Etat a considéré que la situation de ce pays « s’était dégradée de façon préoccupante » à la date de l’adoption de la délibération de l’OFPRA, de telle sorte que le maintien de ce pays sur la liste des pays sûrs était irrégulier. S’agissant du Sénégal et du Ghana, le Conseil d’Etat a relevé que la discrimination à l’égard des personnes homosexuelles résidant dans ces deux pays s’était fortement aggravée, ce qui rendait également irrégulier le maintien de ces pays sur la liste des pays sûrs.

S’agissant toutefois des conclusions tendant à l’abrogation de la délibération de l’OFPRA, les 2ème et 7ème chambres réunies ont décidé de renvoyer l’examen de celles-ci à la Section du contentieux.

La solution adoptée par la Section du contentieux au travers de sa décision Association ELENA et autres n’allait pas de soi. La recevabilité de conclusions tendant à l’abrogation d’un acte réglementaire présentées devant le juge de l’excès de pouvoir se heurtait en effet à la règle cardinale selon laquelle le juge de l’excès de pouvoir apprécie la légalité d’un acte administratif à la date à laquelle celui-ci a été pris. Seule la légalité de l’acte ab initio peut en principe être discutée dans le cadre de ce recours.

Ce principe n’est toutefois pas intangible. Le Conseil d’Etat a rappelons-le donné la possibilité aux requérants de contourner cet obstacle au travers de sa célèbre décision Despujol 2)CE 10 janvier 1930 Despujol, req. n° 97263 : Publié au Rec. CE rendue en 1930. Depuis lors, il est possible de saisir l’administration d’une demande d’abrogation d’un acte si les circonstances qui ont motivé légalement cet acte ont disparu puis, en cas de refus ou de silence gardé par l’administration, de saisir le juge d’une demande d’annulation.

Lorsqu’en revanche est en cause devant le juge de l’excès de pouvoir la légalité d’un acte à proprement parler, le juge n’avait jusqu’à présent d’autre choix que de confirmer la légalité de l’acte ou d’en prononcer l’annulation rétroactive, de telle sorte que l’acte était réputé n’être jamais intervenu 3)CE 26 décembre 1925 Rodière, req. n° 88369 : Publié au Rec CE. Ce choix initialement assez binaire avait toutefois été assoupli par la décision Association AC ! 4)CE 11 mai 2004 Association AC !, req. n° 255886 : Publié au Rec. CE rendue par le Conseil d’Etat en 2004 en vertu de laquelle le juge dispose du pouvoir de moduler dans le temps les effets d’une annulation rétroactive. La décision Association AC avait donné au juge administratif, saisi de conclusions en ce sens, la faculté de décider que la date à laquelle l’annulation produirait son plein effet serait reportée à une date ultérieure, notamment afin de donner à l’administration le temps nécessaire pour prendre les dispositions aptes à prévenir des inconvénients excessifs pouvant résulter d’une annulation, en tant qu’elle comporte par définition des effets rétroactifs.

Comme l’a toutefois rappelé la rapporteure publique Sophie Roussel dans ses conclusions, le Conseil d’Etat avait déjà apporté un tempérament à cette règle au travers de sa décision M. S… 5)CE 28 février 2020 M. S…, req. n° 433886 : Publié au Rec. CE rendue en 2020. Saisi en excès de pouvoir de la légalité de la suspension à titre conservatoire d’un joueur de rugby par l’Agence de lutte contre le dopage dans l’attente d’une procédure disciplinaire, les 2ème et 7ème chambres réunies du Conseil d’Etat avaient alors jugé qu’il appartenait au juge de l’excès de pouvoir, « saisi de conclusions en ce sens, d’apprécier la légalité de la décision à la date où il statue et, s’il juge qu’elle est devenue illégale, d’en prononcer l’abrogation ».

La rapporteure publique a appelé dans ses conclusions la Section du contentieux du Conseil d’Etat à franchir un nouveau pas en consacrant « un outil contentieux de plus au service de la mission impartie au recours pour excès de pouvoir ». 6)Conclusions de la rapporteure publique Sophie Roussel La rapporteure publique a justifié cette évolution jurisprudentielle en considérant que « la recevabilité de conclusions subsidiaires d’abrogation ne [modifiait] pas l’objet du litige d’excès de pouvoir : il s’agit toujours d’un recours contre un acte, à la différence près que [le juge s’autorise] à exercer [son] contrôle juridictionnel, si le requérant [l’y] invite, sur la légalité de cette décision dans un intervalle temporel – celui qui sépare la date d’édiction de cet acte de la date à laquelle [il statue] – plutôt qu’à une date donnée ».

Cette évolution jurisprudentielle est toutefois limitée aux seuls actes réglementaires et non aux actes individuels, comme l’a justifié la rapporteure publique dans ses conclusions, et ce au regard de la nature particulière de l’acte réglementaire et de la « singularité de [son] rapport […] à l’écoulement du temps, liée à son caractère général, impersonnel et permanent (par opposition à instantané) ». Et Sophie Roussel d’ajouter : « ces caractéristiques expliquent que la balance entre sécurité juridique et légalité, qui prend la forme, lorsqu’est en cause l’écoulement du temps, de la mutabilité, penche déjà, pour les actes réglementaires, en faveur de la légalité ».

Enfin, la rapporteure publique a également estimé qu’admettre la recevabilité de conclusions subsidiaires tendant à l’abrogation d’un acte réglementaire ne revenait en définitive qu’à rappeler au pouvoir réglementaire son obligation d’abroger un acte devenu illégal, consacrée par la décision Ponard 7)CE 14 novembre 1958 Ponard, req. n° 35399 : Publié au Rec. CE rendue par le Conseil d’Etat de 1958.

La Section du contentieux a donc fait évoluer sa jurisprudence en jugeant recevables les conclusions présentées par les associations requérantes tendant à l’abrogation de la délibération du 5 novembre 2019 adoptée par le conseil d’administration de l’OFPRA, à l’exception de celle relative au maintien de l’Inde sur la liste des pays sûrs, celle-ci ayant été présentée après la première décision du Conseil d’Etat du 2 juillet 2021.

Elle n’a toutefois pas fait droit aux autres conclusions tendant à l’abrogation de la délibération en tant que celle-ci avait maintenu sur la liste des pays d’origine sûrs l’Arménie, la Géorgie et le Sénégal. Celle relative au Sénégal était en effet devenue sans objet, du fait de l’annulation prononcée par la décision du 2 juillet 2021. S’agissant des conclusions relatives à l’Arménie et à la Géorgie, la Section du contentieux a jugé que l’évolution de la situation politique de ces deux pays ne justifiait pas de mettre fin à leur inscription sur la liste des pays d’origine sûrs.

A n’en pas douter, l’évolution jurisprudentielle ainsi consacrée par la décision Association ELENA et autres constitue une avancée majeure pour l’office du juge de l’excès de pouvoir. Si cette évolution jurisprudentielle devrait rester en l’état, et au moins pour quelque temps, limitée aux seuls actes règlementaires, il n’est toutefois pas exclu que cette avancée se trouve à terme élargie aux actes individuels, la rapporteure publique Sophie Roussel ayant semblé laisser cette porte ouverte dans ses conclusions.

 

 

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