Une nouvelle définition de la clause exorbitante de droit commun

Catégorie

Contrats publics

Date

November 2014

Temps de lecture

7 minutes

Par une décision SA AXA France IARD du 15 octobre 2014, le Tribunal des conflits vient de donner une nouvelle définition de la clause exorbitante du droit commun, en jugeant que constitue désormais une telle clause celle « qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l’exécution du contrat, implique, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs » 1) TC 15 octobre 2014 SA AXA France IARD, req. n° 3963..

I – Une notion ancienne

Parmi les différents critères du contrat administratif, celui de la clause exorbitante du droit commun 2) Il faut entendre par là le droit privé. est l’un des plus anciens, puisque l’on en fait traditionnellement remonter l’acte de naissance à 1912 avec le célèbre arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges 3) CE 31 juillet 1912 Société des granits porphyroïdes des Vosges c/ Ville de Lille, req. n° 20701 : Rec. CE p. 919, concl. Blum.. L’arrêt n’emploie toutefois pas l’expression mais, en s’attachant à vérifier quel est le contenu du contrat conclu par l’administration et pas seulement sa finalité, il met néanmoins en œuvre le concept 4) « Considérant que le marché passé entre la ville et la société était exclusif de tous travaux à exécuter par la société et avait pour unique objet des fournitures à livrer selon les règles et conditions des contrats intervenus entre particuliers ; qu’ainsi ladite demande soulève une contestation dont il n’appartient pas à la juridiction administrative de connaître ».. L’expression n’apparaîtra en effet que postérieurement 5) Ainsi, à propos de contrats d’affrètement maritime est-il relevé « que les affrètements étaient conclus dans les conditions habituelles offertes à tout affréteur, et qu’aucune des deux chartes-parties ne contenait de clause exorbitante du droit commun susceptible d’imprimer à ces contrats un caractère administratif » (CE 7 mars 1923 Sieur Iossifoglu, req. n° 69930 : Rec. CE p. 222)..

Il faudra cependant attendre les années 50 pour qu’il en soit donné de premières définitions, à la fois par le Conseil d’Etat, retenant la notion de clause « ayant pour objet de conférer aux parties des droits ou de mettre à leur charge des obligations étrangers par leur nature à ceux qui sont susceptibles d’être librement consentis par quiconque dans le cadre des lois civiles et commerciales » 6) CE Sect. 20 octobre 1950 Sieur Stein, req. n° 98459 : Rec. CE p. 505., et le Tribunal des conflits, retenant (à propos toutefois d’un ensemble d’accords par lesquels l’Etat s’assurait la maîtrise de la fabrication et du fonctionnement de son cocontractant) le fait que « la situation réciproque des contractants n’était pas celle qui, normalement, serait résultée d’un accord conclu conformément au droit commun » 7) TC 19 juin 1952 Société des combustibles et carburants nationaux, req. n° 1306 : Rec. CE p. 628.. La définition de droits et obligations « étrangers par leur nature à ceux qui sont susceptibles d’être consentis par quiconque dans le cadre des lois civiles et commerciales » a depuis lors été conservée 8) TC 15 novembre 1999 Commune de Bourisp, req. n° 03144 : Rec. CE p. 478 – Cass. Civ. 1ère 20 septembre 2006, pourvoi n° 04-13480..

II – Une définition traditionnelle insatisfaisante

Pour autant, cette définition, si elle a été appliquée à nombre de clauses, regardées ou non comme des clauses exorbitantes du droit commun 9) Pour un recensement exhaustif, voir : Laurent Richer, Droit des contrats administratifs, 9e éd. LGDJ, 2014, n° 151-155, p. 84-88., pouvait faire – et a fait – l’objet de critiques.

A l’occasion d’un contentieux opposant deux compagnies d’assurances à la suite d’un incendie ayant détruit un ensemble immobilier destiné à l’aviron donné à bail par la commune de Joinville-le-Pont à l’association Aviron Marne et Joinville, où la qualification du contrat comme contrat administratif ou contrat de droit privé était discutée, le Tribunal des conflits à qui l’affaire avait été renvoyée s’est trouvé confronté à une clause stipulant que le preneur s’engageait à « laisser au bailleur pendant tout le cours du bail, le libre accès et la libre utilisation, sans aucune restriction, de locaux dépendants de la parcelle » en contrepartie de quoi, la même clause le dispensait de tous travaux « même d’entretien ». Et donc à la question de savoir si elle était exorbitante du droit commun et pouvait conférer au contrat en cause le caractère d’un contrat administratif.

Dans de très riches conclusions, le commissaire du gouvernement a proposé une nouvelle définition après avoir relevé l’inadéquation de la définition alors utilisée.

Il a ainsi relevé que « les clauses exorbitantes ne s’entendent pas seulement de celles qui seraient impossibles ou illicites dans un contrat de droit privé mais également de celles qui n’y sont pas usuelles ou habituelles » mais que, si l’on devait retenir un tel critère pour qualifier la clause en question, qui privait en réalité le preneur de la jouissance exclusive du bien loué, cette clause serait tout autant exorbitante du droit public que du droit privé en affectant « non pas le régime, mais un élément constitutif du louage de chose dont la définition est la même dans l’un et l’autre droits ». Cette définition essentiellement négative, s’en tenant à ce qui est anormal dans le droit privé, pouvait en outre concerner une clause qui n’aurait rien d’administratif pour autant : « Il n’y a pas de relation nécessaire entre l’anormalité d’une clause en droit privé et la qualification administrative du contrat. En fait, entre le contrat de droit privé ordinaire et le contrat administratif il y a place pour le contrat de droit privé inusuel, illicite, léonin… et donc, d’une certaine manière, exorbitant ». Enfin, elle omettait « ce qui fait la spécificité de l’action administrative : l’accomplissement d’une mission d’intérêt général par la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique ».

III – Une définition renouvelée

Le commissaire du gouvernement a donc proposé, « en ayant toujours à l’esprit ce qui fait la spécificité de l’action de l’administration, […] de définir les clauses caractérisant un rapport de droit public et donc emportant la qualification administrative du contrat comme celles qui, dans un but d’intérêt général, soit confèrent à la personne publique, des prérogatives ou des avantages exorbitants, soit imposent à son cocontractant des obligations ou des sujétions exorbitantes ».

Toujours selon le commissaire du gouvernement, deux conditions doivent à cet égard être réunies pour que l’on soit en présence d’une telle clause :

– un rapport fortement inégalitaire au profit de la personne publique (soit l’hypothèse de clauses conférant à celle-ci « un pouvoir de direction, de contrôle ou de sanction ou […] qui lui permettent de modifier ou de mettre un terme au contrat de manière quasi discrétionnaire » ;

– et un but d’intérêt général conduisant à ne tenir compte, parmi les clauses inégalitaires, que de celles insérées dans un but d’intérêt général et qui, comme telles, « révèlent l’existence d’un rapport de droit public ».

Une telle définition permet de retrouver le but assigné dès l’origine à la clause exorbitante du droit public et voulant que « Le contrat est administratif parce qu’il doit relever d’un régime de droit public » 10) Laurent Richer, préc., n° 146, p. 82..

IV – La mise en œuvre du critère

Au vu de cette nouvelle définition, reprise par le Tribunal des conflits, la clause litigieuse n’a donc pas été regardée comme exorbitante du droit commun : elle n’exprimait en effet aucun unilatéralisme au profit de la personne publique, puisque compensée par la dispense de travaux pour le preneur, et n’avait pas été stipulée dans un but d’intérêt général

Il n’est par ailleurs pas inintéressant de relever que le Tribunal a également examiné deux autres critères tenant, en l’espèce, à deux hypothèses de contrat administratif par détermination de la loi. Cependant, aucun autre élément ne pouvait conférer au bail en cause le caractère d’un contrat administratif :

– il n’emportait pas occupation du domaine public 11) Les contrats emportant occupation du domaine public étant administratifs par application de l’article L. 2331-1 du code général de la propriété des personnes publiques énonçant que : « Sont portés devant la juridiction administrative les litiges relatifs : 1° Aux autorisations ou contrats comportant occupation du domaine public, quelle que soit leur forme ou leur dénomination, accordées ou conclus par les personnes publiques ou leurs concessionnaires […] »., le bien n’étant pas affecté à l’usage direct du public (l’association en avait l’usage) ni à un service public (la commune n’ayant pas entendu charger l’association d’un service public, eu égard à ses modalités d’organisation et de fonctionnement, notamment à l’absence de tout contrôle de la commune et de toute définition par celle-ci d’obligations particulières auxquelles elle serait soumise, ni, en l’absence de tout droit de regard sur l’organisation de l’association, qu’elle finançait cependant, reconnaître le caractère de service public à son activité 12) Ces deux hypothèses (charger une association d’une activité de service public ou reconnaître à une activité d’intérêt général spontanément exercée par celle-ci le caractère de service public) étant la reprise de deux cas de figure déjà admis par la jurisprudence (CE Sect. 22 février 2007 Association du personnel relevant des établissements pour inadaptés (APREI), req. n° 264541 : Rec. CE p. 92, concl. Vérot ; AJDA p. 793, chron. Lenica et Boucher – CE Sect. 6 avril 2007 Commune d’Aix-en-Provence, req. n° 284736 : Rec. CE p. 155 ; BJCP 2007/53, p. 283, concl. Séners, obs. RS ; AJDA p. 1020, chron. Lenica et Boucher).) ;

– il ne pouvait être qualifié de bail emphytéotique administratif 13) Un tel bail étant également administratif en application de l’article L. 1311-3 du code général des collectivités territoriales énonçant que : « 4° Les litiges relatifs à ces baux sont de la compétence des tribunaux administratifs »., puisque n’ayant pas été conclu en vue de l’accomplissement d’une mission de service public pour le compte de la commune ni en vue de la réalisation d’une opération d’intérêt général relevant de sa compétence (au motif, sur ce dernier point, que l’association se bornait à utiliser le bien mis à sa disposition et que les investissements à réaliser étaient « exclusivement à la charge de la commune » 14) Le Tribunal des conflits reprenant ce faisant la solution dégagée par le Conseil d’Etat et selon laquelle, en créant à l’article L. 1311-2 du CGCT le bail emphytéotique administratif, « le législateur n’a ainsi entendu viser que les contrats dans lesquels le preneur a la charge de réaliser, sur le bien immobilier qu’il est ainsi autorisé à occuper, des investissements qui reviendront à la collectivité en fin de bail, et non de permettre la conclusion, dans le cadre de ce régime, de contrats par lesquels une collectivité territoriale confie à un tiers une mission de gestion courante d’un bien lui appartenant » (CE 19 novembre 2013 Société nationale immobilière, req. n° 352488 : Contrats-Marchés publ. 2014, n° 18, note Eckert ; Contrats publics, mars 2014, p. 80, note Mandrila et Proot).).

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1. TC 15 octobre 2014 SA AXA France IARD, req. n° 3963.
2. Il faut entendre par là le droit privé.
3. CE 31 juillet 1912 Société des granits porphyroïdes des Vosges c/ Ville de Lille, req. n° 20701 : Rec. CE p. 919, concl. Blum.
4. « Considérant que le marché passé entre la ville et la société était exclusif de tous travaux à exécuter par la société et avait pour unique objet des fournitures à livrer selon les règles et conditions des contrats intervenus entre particuliers ; qu’ainsi ladite demande soulève une contestation dont il n’appartient pas à la juridiction administrative de connaître ».
5. Ainsi, à propos de contrats d’affrètement maritime est-il relevé « que les affrètements étaient conclus dans les conditions habituelles offertes à tout affréteur, et qu’aucune des deux chartes-parties ne contenait de clause exorbitante du droit commun susceptible d’imprimer à ces contrats un caractère administratif » (CE 7 mars 1923 Sieur Iossifoglu, req. n° 69930 : Rec. CE p. 222).
6. CE Sect. 20 octobre 1950 Sieur Stein, req. n° 98459 : Rec. CE p. 505.
7. TC 19 juin 1952 Société des combustibles et carburants nationaux, req. n° 1306 : Rec. CE p. 628.
8. TC 15 novembre 1999 Commune de Bourisp, req. n° 03144 : Rec. CE p. 478 – Cass. Civ. 1ère 20 septembre 2006, pourvoi n° 04-13480.
9. Pour un recensement exhaustif, voir : Laurent Richer, Droit des contrats administratifs, 9e éd. LGDJ, 2014, n° 151-155, p. 84-88.
10. Laurent Richer, préc., n° 146, p. 82.
11. Les contrats emportant occupation du domaine public étant administratifs par application de l’article L. 2331-1 du code général de la propriété des personnes publiques énonçant que : « Sont portés devant la juridiction administrative les litiges relatifs : 1° Aux autorisations ou contrats comportant occupation du domaine public, quelle que soit leur forme ou leur dénomination, accordées ou conclus par les personnes publiques ou leurs concessionnaires […] ».
12. Ces deux hypothèses (charger une association d’une activité de service public ou reconnaître à une activité d’intérêt général spontanément exercée par celle-ci le caractère de service public) étant la reprise de deux cas de figure déjà admis par la jurisprudence (CE Sect. 22 février 2007 Association du personnel relevant des établissements pour inadaptés (APREI), req. n° 264541 : Rec. CE p. 92, concl. Vérot ; AJDA p. 793, chron. Lenica et Boucher – CE Sect. 6 avril 2007 Commune d’Aix-en-Provence, req. n° 284736 : Rec. CE p. 155 ; BJCP 2007/53, p. 283, concl. Séners, obs. RS ; AJDA p. 1020, chron. Lenica et Boucher).
13. Un tel bail étant également administratif en application de l’article L. 1311-3 du code général des collectivités territoriales énonçant que : « 4° Les litiges relatifs à ces baux sont de la compétence des tribunaux administratifs ».
14. Le Tribunal des conflits reprenant ce faisant la solution dégagée par le Conseil d’Etat et selon laquelle, en créant à l’article L. 1311-2 du CGCT le bail emphytéotique administratif, « le législateur n’a ainsi entendu viser que les contrats dans lesquels le preneur a la charge de réaliser, sur le bien immobilier qu’il est ainsi autorisé à occuper, des investissements qui reviendront à la collectivité en fin de bail, et non de permettre la conclusion, dans le cadre de ce régime, de contrats par lesquels une collectivité territoriale confie à un tiers une mission de gestion courante d’un bien lui appartenant » (CE 19 novembre 2013 Société nationale immobilière, req. n° 352488 : Contrats-Marchés publ. 2014, n° 18, note Eckert ; Contrats publics, mars 2014, p. 80, note Mandrila et Proot).

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