Domaine public, fonds de commerce et bail commercial avant la loi ACTPE

Catégorie

Contrats publics

Date

December 2014

Temps de lecture

7 minutes

Si la possibilité qu’existe un fonds de commerce sur le domaine public a été récemment admise par le législateur, tel n’est pas le cas du bail commercial, et le Conseil d’Etat vient en conséquence de préciser quelles sont les conséquences financières de la conclusion illégale de tels baux et/ou de la cession de fonds de commerce sur le domaine public avant l’intervention de la loi ACTPE du 18 juin 2014.

    1 – La reconnaissance du fonds de commerce sur le domaine public

La jurisprudence administrative exclut traditionnellement sur le domaine public la conclusion de baux commerciaux 1) CE Sect. 22 avril 1977 Michaud, req. n° 95539 : Rec. CE p. 185 : « La ville de Lyon ne pouvait légalement offrir au sieur Michaud de louer par bail commercial un emplacement dans la “Halle centrale lyonnaise” qui constitue une dépendance du domaine public communal ». ; de même que la constitution de fonds de commerce 2) CE 28 avril 1965 Société X, req. n° 53714-53715 : Rec. CE p. 246 – CE 31 juillet 2009 Société Jonathan Loisirs, req. n° 316534 : Rec. CE p. 739 ; BJCP 2009/67, p. 482, concl. Boulouis ; CP-ACCP, n° 93, p. 80, note Bigas : « qu’eu égard au caractère révocable, pour un motif d’intérêt général, d’une convention portant autorisation d’occupation du domaine public, ainsi que du caractère personnel et non cessible de cette occupation, celle-ci ne peut donner lieu à la constitution d’un fonds de commerce dont l’occupant serait propriétaire » – CE 19 janvier 2011 Commune de Limoges, req. n° 323924 : CP-ACCP, n° 112, juillet 2011, p. 68, note Bigas et Léron.. L’exclusion du fonds de commerce sur le domaine public était toutefois justifiée par des considérations variables (inaliénabilité du domaine public, dispositions particulières du code de commerce ou du code général de la propriété des personnes publiques, caractère précaire et personnel des autorisations d’occupation du domaine public), dont Philippe Yolka a pu montrer qu’aucune n’emportait véritablement la conviction 3) Philippe Yolka, Propriété commerciale des occupants du domaine public : crever l’abcès, JCP A, 2012, n° 2209..

Très récemment, le législateur a cependant fini par admettre, dans le cadre de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises (dite loi ACTPE), la possibilité qu’existe un fonds de commerce sur le domaine public. Son article 72 crée ainsi dans le code général de la propriété des personnes publiques une nouvelle section composée de quatre articles :

    – L’article L. 2124-32-1 énonce expressément que : « Un fonds de commerce peut être exploité sur le domaine public sous réserve de l’existence d’une clientèle propre ».

    – L’article L. 2124-33 ajoute que : « Toute personne souhaitant se porter acquéreur d’un fonds de commerce ou d’un fonds agricole peut, par anticipation, demander à l’autorité compétente une autorisation d’occupation temporaire du domaine public pour l’exploitation de ce fonds. / L’autorisation prend effet à compter de la réception par l’autorité compétente de la preuve de la réalisation de la cession du fonds ».

    – L’article L. 2124-34 prévoit, en cas de décès de la personne exploitant un fonds de commerce en vertu d’une autorisation d’occupation temporaire, la délivrance (sur demande) d’une autorisation temporaire de trois mois à ses ayants droit et la possibilité pour ces derniers de présenter un successeur.

    – L’article L. 2124-35 précise enfin que ces différentes dispositions ne sont pas applicables au domaine public naturel.

Ce à quoi il faut ajouter l’article 71 de la même loi, qui insère pour sa part dans le code général des collectivités territoriales un article L. 2224-18-1, lequel instaure, au profit du titulaire d’une autorisation d’occupation du domaine public dans une halle ou un marché exerçant son activité depuis un délai (plafonné) fixé par délibération du conseil municipal, un droit de présentation de son successeur (et les modalités de transmission de ce droit de présentation en cas de décès, d’incapacité ou de retraite).

Le fait que le fonds de commerce n’existe que « sous réserve de l’existence d’une clientèle propre » (comme c’est du reste le principe en droit commercial) devrait cependant restreindre la reconnaissance de tels fonds lorsque, en réalité, la clientèle n’est pas attirée ou générée par l’exploitation commerciale et ses qualités intrinsèques mais par le domaine public lui-même et ne constitue en réalité rien d’autre que des usagers dudit domaine.

Ainsi que l’ont souligné des auteurs les ayant commentées, ces dispositions appellent par ailleurs diverses précisions, à commencer par celle de leur application dans le temps 4) Voir Caroline Chamard-Heim et Philippe Yolka, La reconnaissance du fonds de commerce sur le domaine public, AJDA, 2014, p. 1641..

    2 – Les conséquences financières d’une reconnaissance non rétroactive

Par un arrêt Société des remontées mécaniques Les Houches-Saint-Gervais du 24 novembre 2014, le Conseil d’Etat vient notamment répondre à cette question 5) CE 24 novembre 2014 Société des remontées mécaniques Les Houches-Saint-Gervais, req. n° 352402..

Dans cette affaire, une société avait initialement conclu un contrat qualifié de bail commercial pour l’exploitation d’un restaurant dans une gare de téléphérique relevant du domaine public 6) On peut à cet égard relever que, dans un autre arrêt rendu quelques jours plus tôt, le Conseil d’Etat a fait application de la théorie de la domanialité publique globale pour admettre la domanialité publique d’un l’ensemble immobilier accueillant une ancienne gare de téléphérique en relevant que « tous les locaux compris dans l’enceinte de cet ensemble immobilier, éléments d’une organisation d’ensemble contribuant à l’utilité générale de cet équipement, ont été incorporés dans le domaine public » (CE 19 novembre 2014 Régie municipale « Espaces Cauterets », req. n° 366276, point 6). On notera par ailleurs que cet arrêt considère que l’article L. 2141-1 du code général de la propriété des personnes publiques, qui fait chronologiquement précéder le déclassement d’une désaffectation, « réitère en le codifiant l’état du droit antérieurement applicable » (point 2).. Elle avait ensuite cédé à une autre société un fonds de commerce incluant le droit au bail en question. Cette dernière société ayant finalement vu son contrat résilié sans indemnités par le gestionnaire du domaine, la question de son indemnisation a été portée devant le juge.

Le Conseil d’Etat rappelle d’abord que la conclusion d’un bail commercial sur le domaine public est exclue et engage la responsabilité du gestionnaire du domaine, qui induit en effet en erreur son cocontractant quant à l’étendue de ses droits :

    « 2. Considérant qu’en raison du caractère précaire et personnel des titres d’occupation du domaine public et des droits qui sont garantis au titulaire d’un bail commercial, un tel bail ne saurait être conclu sur le domaine public ; que, lorsque l’autorité gestionnaire du domaine public conclut un « bail commercial » pour l’exploitation d’un bien sur le domaine public ou laisse croire à l’exploitant de ce bien qu’il bénéficie des garanties prévues par la législation sur les baux commerciaux, elle commet une faute de nature à engager sa responsabilité ; que cet exploitant peut alors prétendre, sous réserve, le cas échéant, de ses propres fautes, à être indemnisé de l’ensemble des dépenses dont il justifie qu’elles n’ont été exposées que dans la perspective d’une exploitation dans le cadre d’un bail commercial ainsi que des préjudices commerciaux et, le cas échéant, financiers qui résultent directement de la faute qu’a commise l’autorité gestionnaire du domaine public en l’induisant en erreur sur l’étendue de ses droits ».

Il s’agit là d’une solution ancienne 7) CE 23 janvier 1976 Kergo, req. n° 97342 : Rec. CE p. 56 – CE 6 décembre 1985, Melle Boin-Favre, req. n° 44716 : Rec. CE p. 353 ; RFDA 1986, p. 382, note Terneyre..

Il juge ensuite que la résiliation (autre que pour faute) d’un prétendu bail commercial ouvre à l’occupant un droit à indemnisation du préjudice subi qui doit être apprécié comme si cet occupant avait été titulaire d’une autorisation d’occupation du domaine public en bonne et due forme :

    « 3. Considérant que si, en outre, l’autorité gestionnaire du domaine met fin avant son terme au bail commercial illégalement conclu en l’absence de toute faute de l’exploitant, celui-ci doit être regardé, pour l’indemnisation des préjudices qu’il invoque, comme ayant été titulaire d’un contrat portant autorisation d’occupation du domaine public pour la durée du bail conclu ; qu’il est à ce titre en principe en droit, sous réserve qu’il n’en résulte aucune double indemnisation, d’obtenir réparation du préjudice direct et certain résultant de la résiliation unilatérale d’une telle convention avant son terme, tel que la perte des bénéfices découlant d’une occupation conforme aux exigences de la protection du domaine public et des dépenses exposées pour l’occupation normale du domaine, qui auraient dû être couvertes au terme de cette occupation ».

Une telle hypothèse de requalification était là encore déjà acquise en jurisprudence, quoique plus rare 8) CE 28 janvier 1970 Consorts Philip-Bingisser, req. n° 76557 : Rec. CE p. 58 – CAA Nancy 28 mars 2013, req. n° 11NC01928 – CAA Paris 6 juillet 2012 SARL Le Nautica, req. n° 11PA01242.. C’est en revanche la première fois que le lien avec l’indemnisation due en cas de résiliation d’une convention d’occupation domaniale est fait aussi nettement, du moins par le Conseil d’Etat.

Ce dernier confirme enfin sa jurisprudence selon laquelle les caractéristiques des autorisations d’occupation du domaine public excluent la constitution de fonds de commerce mais ajoute expressément que les dispositions de la loi du 18 juin 2014 et notamment le nouvel article L. 2124-32-1 ne sont pas rétroactives :

    « 4. Considérant, en revanche, qu’eu égard au caractère révocable et personnel, déjà rappelé, d’une autorisation d’occupation du domaine public, celle-ci ne peut donner lieu à la constitution d’un fonds de commerce dont l’occupant serait propriétaire ; que si la loi du 18 juin 2014 relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises a introduit dans le code général de la propriété des personnes publiques un article L. 2124-32-1, aux termes duquel « Un fonds de commerce peut être exploité sur le domaine public sous réserve de l’existence d’une clientèle propre », ces dispositions ne sont, dès lors que la loi n’en a pas disposé autrement, applicables qu’aux fonds de commerce dont les exploitants occupent le domaine public en vertu de titres délivrés à compter de son entrée en vigueur ; que, par suite, l’exploitant qui occupe le domaine public ou doit être regardé comme l’occupant en vertu d’un titre délivré avant cette date, qui n’a jamais été légalement propriétaire d’un fonds de commerce, ne peut prétendre à l’indemnisation de la perte d’un tel fonds ».

La solution selon laquelle la reconnaissance d’un fonds de commerce n’est possible que pour les autorisations d’occupation postérieures à l’entrée en vigueur des dispositions de la loi du 18 juin 2014 présente le mérite de la simplicité et se justifie également par des considérations financières, les redevances d’occupation étant en principe fixées, jusque-là, en tenant compte de l’impossibilité de posséder un fonds de commerce 9) En ce sens, Caroline Chamard-Heim et Philippe Yolka, préc.. Le fait que l’indemnisation due en cas de fin anticipée de l’occupation ne puisse dès lors prendre en compte la perte d’un fonds de commerce n’en est qu’une conséquence logique et reprend sur ce point la jurisprudence antérieure.

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References   [ + ]

1. CE Sect. 22 avril 1977 Michaud, req. n° 95539 : Rec. CE p. 185 : « La ville de Lyon ne pouvait légalement offrir au sieur Michaud de louer par bail commercial un emplacement dans la “Halle centrale lyonnaise” qui constitue une dépendance du domaine public communal ».
2. CE 28 avril 1965 Société X, req. n° 53714-53715 : Rec. CE p. 246 – CE 31 juillet 2009 Société Jonathan Loisirs, req. n° 316534 : Rec. CE p. 739 ; BJCP 2009/67, p. 482, concl. Boulouis ; CP-ACCP, n° 93, p. 80, note Bigas : « qu’eu égard au caractère révocable, pour un motif d’intérêt général, d’une convention portant autorisation d’occupation du domaine public, ainsi que du caractère personnel et non cessible de cette occupation, celle-ci ne peut donner lieu à la constitution d’un fonds de commerce dont l’occupant serait propriétaire » – CE 19 janvier 2011 Commune de Limoges, req. n° 323924 : CP-ACCP, n° 112, juillet 2011, p. 68, note Bigas et Léron.
3. Philippe Yolka, Propriété commerciale des occupants du domaine public : crever l’abcès, JCP A, 2012, n° 2209.
4. Voir Caroline Chamard-Heim et Philippe Yolka, La reconnaissance du fonds de commerce sur le domaine public, AJDA, 2014, p. 1641.
5. CE 24 novembre 2014 Société des remontées mécaniques Les Houches-Saint-Gervais, req. n° 352402.
6. On peut à cet égard relever que, dans un autre arrêt rendu quelques jours plus tôt, le Conseil d’Etat a fait application de la théorie de la domanialité publique globale pour admettre la domanialité publique d’un l’ensemble immobilier accueillant une ancienne gare de téléphérique en relevant que « tous les locaux compris dans l’enceinte de cet ensemble immobilier, éléments d’une organisation d’ensemble contribuant à l’utilité générale de cet équipement, ont été incorporés dans le domaine public » (CE 19 novembre 2014 Régie municipale « Espaces Cauterets », req. n° 366276, point 6). On notera par ailleurs que cet arrêt considère que l’article L. 2141-1 du code général de la propriété des personnes publiques, qui fait chronologiquement précéder le déclassement d’une désaffectation, « réitère en le codifiant l’état du droit antérieurement applicable » (point 2).
7. CE 23 janvier 1976 Kergo, req. n° 97342 : Rec. CE p. 56 – CE 6 décembre 1985, Melle Boin-Favre, req. n° 44716 : Rec. CE p. 353 ; RFDA 1986, p. 382, note Terneyre.
8. CE 28 janvier 1970 Consorts Philip-Bingisser, req. n° 76557 : Rec. CE p. 58 – CAA Nancy 28 mars 2013, req. n° 11NC01928 – CAA Paris 6 juillet 2012 SARL Le Nautica, req. n° 11PA01242.
9. En ce sens, Caroline Chamard-Heim et Philippe Yolka, préc.

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