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TA Toulouse 27 février 2025 France Nature Environnement Midi-Pyrénées, req. n° 2303830
TA Toulouse 27 février 2025 France Nature Environnement Midi-Pyrénées, req. n° 2303544, 2304976, 2305322
Initialement approuvé par décision ministérielle en 1994, le projet de liaison autoroutière Castres-Toulouse a plus que jamais agité le débat public au cours des derniers mois. Ce projet comprend la réalisation des travaux de liaison autoroutière entre Castres et Verfeil, dite A69, et la mise à deux fois deux voies de l’A680 entre Verfeil et Castelmaurou près de Toulouse. Ses partisans invoquent l’objectif de désenclavement des territoires et la neutralité carbone de l’autoroute A69 1)La nouvelle route ou l’élargissement permettrait de réduire les embouteillages et ainsi les émissions., tandis que ses détracteurs opposent la préservation de l’environnement.
A cet effet, après déclaration d’utilité publique des deux sections A69 (par décret du 19 juillet 2018) et A680 (par arrêté préfectoral du 22 décembre 2017), deux arrêtés (dont l’un interdépartemental), valant autorisation environnementale en application de l’article L. 181-1 du code de l’environnement, et intégrant des dérogations « espèces protégées » en application des articles L. 181-2 et L. 411-2 du même code, ont été pris par les préfets du Tarn et de la Haute-Garonne les 1er et 2 mars 2023.
Par deux jugements n° 2303830 et n° 2303544 du 27 février 2025, le tribunal administratif de Toulouse a tranché : il a prononcé l’annulation des arrêtés préfectoraux d’autorisations environnementales, donnant ainsi raison aux associations environnementales requérantes. La solution est inédite, et témoigne d’un renforcement du contrôle des juges du fond sur la légalité des grands projets d’infrastructure.
En vertu des articles L. 411-1 et L. 411-2 du code de l’environnement, lorsqu’un projet d’aménagement est susceptible d’affecter la conservation d’espèces animales ou végétales protégées ou de leur habitat, il ne peut être autorisé qu’à titre dérogatoire, sous réserve des trois conditions cumulatives suivantes :
- le projet doit poursuivre l’un des objectifs limitativement énumérés par le 4° du I de l’article L. 411-2 du code de l’environnement, parmi lesquels figurent l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou d’autres « raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique »
- il ne doit pas exister d’autre solution satisfaisante (c’est-à-dire d’autre solution, pour atteindre l’objectif poursuivi, que l’atteinte à l’espèce protégée ; et donc l’octroi de la dérogation requise)
- enfin la dérogation octroyée ne doit pas nuire au maintien dans un état de conservation favorable des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle
Ces conditions, et en particulier la notion malléable de « raison impérative d’intérêt publique majeur », offrent à la jurisprudence une certaine marge de lecture, impliquant une appréciation circonstanciée. Par exemple, le Conseil d’Etat a récemment précisé que l’atteinte des objectifs d’un programme local de l’habitat et du quota légal de logements sociaux pouvait bien caractériser une telle raison impérative d’intérêt public majeur 2)CE 29 janvier 2025 société Batigère Habitat, req. n° 489718 : mentionné aux T. du Rec. CE. – Voir notre commentaire..
En l’espèce, le tribunal administratif a admis définitivement l’utilité publique du projet, caractérisée par « le gain de temps généré par la liaison autoroutière qui permettra une meilleure de desserte du bassin de Castres Mazamet ainsi qu’un gain de confort, [qui en] facilitera l’accès (…) à des équipements régionaux et participera du confortement du développement économique de ce territoire, ces avantages, pris isolément ainsi que dans leur ensemble » (point 43 du jugement n° 2303544, 2304976, 2305322) – autrement dit, si la temporalité du jugement au regard de l’avancement du projet interroge sur la procédure, les juges statuent bien en droit et n’appuient pas sur le frein au hasard.
C’est dans le second temps du raisonnement, au stade de l’analyse des conditions pour accorder la dérogation, et plus particulièrement de la condition tenant à l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur que le feu passe au rouge.
Le tribunal a ainsi minutieusement analysé et réfuté les motifs d’ordre social – dont les bénéfices seraient « somme toute limités » (point 36) –, d’ordre économique et de sécurité publique avancés pour justifier l’existence d’une raison impérative d’intérêt public s’attachant à la réalisation de l’A69 (points 32 à 42 du jugement n° 2303544). Il a ensuite conclu (aux points 43 et 44) qu’il en résultait que :
« s’il est établi que le gain de temps généré par la liaison autoroutière permettra une meilleure desserte du bassin de Castres-Mazamet ainsi qu’un gain de confort, facilitera l’accès de ce bassin à des équipements régionaux et participera du confortement du développement économique de ce territoire, ces avantages, pris isolément ainsi que dans leur ensemble, qui ont justifié que ce projet soit définitivement reconnu d’utilité publique, ne sauraient, en revanche, eu égard à la situation démographique et économique de ce bassin, qui ne révèle pas de décrochage, ainsi qu’aux apports limités du projet en termes économique, social et de gains de sécurité, suffire à caractériser l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur, c’est-à-dire d’un intérêt d’une importance telle qu’il puisse être mis en balance avec l’objectif de conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvage […]
En raison du caractère cumulatif des conditions posées à la légalité des dérogations permises par l’article L. 411-2 du code de l’environnement, à supposer que la dérogation en litige permettrait le maintien dans un état de conservation favorable des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle et répondrait à l’exigence d’absence de solution alternative satisfaisante, la dérogation accordée méconnaît ces dispositions dès lors que le projet litigieux ne répond pas, ainsi qu’il a été dit, à une raison impérative d’intérêt public majeur. »
Et il a procédé de même aux points 12 à 24 du jugement n° 2303830 en ce qui concerne l’élargissement de l’A680.
La première condition pour accorder la dérogation faisait donc défaut, justifiant l’annulation de l’arrêté préfectoral considéré.
Les jugements, très motivés, donnent en creux une grille de lecture sur l’appréciation de ces standards.
Ainsi, s’agissant des motifs d’ordre social, l’enclavement d’un territoire impliquerait de démontrer un décrochage démographique comparé aux bassins alentours, l’absence ou l’insuffisance de services des gammes de proximité et intermédiaire, l’attractivité et de réelles perspectives de fréquentation de la nouvelle liaison, notamment au regard des tarifs de péage envisagés et de la desserte globale en transports, et, si l’autoroute doit remplacer une route saturée, l’amélioration du cadre de vie des riverains de cette dernière (points 12 à 15 du jugement n° 2303830).
S’agissant ensuite des motifs d’ordre économique, les juges prennent notamment en compte les taux de création d’emplois et d’activité (points 17-18 du jugement n° 2303830) et distinguent la nécessité de « conforter le développement économique » d’un bassin territorial de celle de « procéder à son redressement ». En l’espèce, ils déduisent de leur analyse du dynamisme économique du bassin de Castres-Mazamet qu’il serait seulement question de conforter le développement économique du bassin de Castres-Mazamet et que le projet n’aurait du reste qu’un effet relatif (point 19).
Enfin s’agissant des motifs de sécurité publique invoqués, les juges du fond apprécient la réduction du risque d’accidents sur l’actuelle RN 126, estimée non-démontrée en l’espèce.
Pour conclure, il est jugé que les irrégularités en cause ne sont pas régularisables ; il n’y a donc ni annulation partielle, ni sursis à statuer pour régularisation 3)L. 181-18 du code de l’environnement : un véritable panneau de stop du juge administratif, en somme.
L’Etat (ironiquement, par la voix du ministère de la Transition Ecologique, de la biodiversité [et] de la forêt) a rapidement réagi et a indiqué dans un communiqué de presse qu’il engagerait « toutes les voies de recours permettant la reprise du projet » 4)Communiqué de presse du 27 février 2025 : affaire à suivre !
References
1. | ↑ | La nouvelle route ou l’élargissement permettrait de réduire les embouteillages et ainsi les émissions. |
2. | ↑ | CE 29 janvier 2025 société Batigère Habitat, req. n° 489718 : mentionné aux T. du Rec. CE. – Voir notre commentaire. |
3. | ↑ | L. 181-18 du code de l’environnement |
4. | ↑ | Communiqué de presse du 27 février 2025 |