Application (logique) de la jurisprudence « Czabaj » à la contestation d’une décision implicite de rejet d’un recours gracieux

Catégorie

Droit administratif général

Date

October 2020

Temps de lecture

5 minutes

CE 12 octobre 2020 Société Château Chéri, req. n° 429185 : Mentionné dans les tables du recueil Lebon

1           Le contexte du pourvoi

En raison de l’absence de respect des conditions posées à l’attribution de l’aide qui lui avait été consentie dans le cadre d’un contrat d’agriculture durable 1)Le contrat d’agriculture durable était un contrat administratif signé entre l’Etat et un exploitant agricole (ou des associés exploitants dans le cadre d’une personne morale), ou une fondation, une association sans but lucratif, un établissement d’enseignement ou de recherche agricole, ou encore une personne morale de droit public, pour une durée de cinq années. Ce dernier décrivait les engagements de l’exploitant en faveur d’une agriculture durable et la contrepartie financière qui pouvait être notamment versée par l’Etat – C. rural, art. R. 311-1 et suivants ancien. qu’elle avait souscrit le 3 août 2005, le préfet de la région Aquitaine, a,  par une décision du 2 juillet 2012, décidé que la société Château Chéri, devait rembourser les aides perçues.

La société a formé un recours gracieux contre cette décision le 13 juillet 2012.

Après l’abandon d’une première procédure de mise en recouvrement, suspendue par une décision du 22 novembre 2012, l’Agence de services et de paiement a repris la procédure de recouvrement des sommes litigieuses en février 2014.

La société Château Chéri a alors demandé au préfet de la Gironde, par lettre du 22 avril 2014, avec copie à l’Agence de services et de paiement, de se prononcer sur le recours gracieux précité. Cette demande a fait l’objet, d’une part, d’une réponse de l’Agence de services et de paiement, en date du 6 mai 2014, indiquant qu’elle la transmettait au préfet et qu’à défaut de réponse de ce dernier dans un délai de deux mois, elle devrait être regardée comme implicitement rejetée et, d’autre part, d’une décision de rejet explicite du préfet en date du 7 juillet 2014.

La société bénéficiaire des aides a saisi le tribunal administratif de Bordeaux d’un recours tendant à l’annulation des décisions du 2 juillet 2012 et du 7 juillet 2014, rejeté par un jugement du 24 mai 2016. Le ministre de l’agriculture et de l’alimentation s’est pourvu en cassation contre l’arrêt du 8 février 2019 par lequel la cour administrative d’appel de Bordeaux a annulé ce jugement et les décisions attaquées.

Au soutien de ce pourvoi, le ministre soutenait uniquement que le juge d’appel bordelais avait méconnu son office en n’opposant pas d’office à la requête de la société une irrecevabilité découlant de ce que, présentée le 6 septembre 2014, elle avait été formée plus d’un an après le 13 juillet 2012, date à laquelle compte tenu du recours gracieux, la société devait être réputée avoir eu connaissance de la décision du 2 juillet 2012.

C’est dans ce cadre que le Conseil d’Etat a été amené à se prononcer sur l’application de sa jurisprudence « Czabaj » 2)CE Ass. 13 juillet 2016 Czabaj, req. n° 387763, point 5 : Rec. CE, p. 340.  à la contestation d’une décision implicite de rejet d’un recours gracieux. Pour rappel, suivant celle-ci, nonobstant l’absence d’information du destinataire d’une mesure individuelle sur les voies et délais de recours permettant de la contester, la possibilité de saisir le juge d’une telle décision est bornée dans le temps par l’application d’un délai raisonnable de recours, fixé en principe à un an, sauf circonstances particulières.

2          Une application (logique) de la jurisprudence « Czabaj » à la contestation d’une décision implicite de rejet d’un recours gracieux

2.1

Par principe, toute demande adressée à une autorité administrative doit faire l’objet d’un accusé de réception 3)Ancien article 19 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000, CRPA, art. L. 112-3.. Les délais de recours ne sont pas opposables à l’auteur d’une demande lorsque cet accusé ne lui a pas été transmis ou ne comporte pas 4)Ancien article 19 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 ; CRPA, art. L. 112-6. la date de réception de la demande et la date à laquelle, à défaut d’une décision expresse, celle-ci sera réputée acceptée ou rejetée 5)CJA, art. R. 421-2 : « Sauf disposition législative ou réglementaire contraire, dans les cas où le silence gardé par l’autorité administrative sur une demande vaut décision de rejet, l’intéressé dispose, pour former un recours, d’un délai de deux mois à compter de la date à laquelle est née une décision implicite de rejet (…) »., et, si elle peut donner lieu à une décision implicite de rejet, les délais et voies de recours à son encontre 6)Ancien article 1er du décret n° 2001-492 du 6 juin 2001 ; CRPA, art. R. 112-5..

Selon le Conseil d’Etat, l’inopposabilité des délais de recours contentieux contre une décision implicite de rejet en cas d’absence d’accusé de réception comportant les mentions précitées, s’applique aux décisions rejetant implicitement les recours gracieux, dès lors qu’un recours gracieux constitue une « demande » au sens des dispositions de l’article 18 de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations entre le public et l’administration, reprises à l’article L. 110-1 du code des relations entre le public et l’administration (CRPA).

2.2

Ces éléments rappelés, le Conseil d’Etat juge que la jurisprudence « Czabaj » s’applique à la contestation d’une décision implicite de rejet de recours gracieux.

Cette solution est logique. Le Conseil d’Etat a en effet jugé, par un arrêt 7)CE, 18 mars 2019 Jounda Nguegoh, req. n° 417270, Publié au recueil Lebon. du 18 mars 2019, que le délai de forclusion jurisprudentiel issu de l’arrêt « Czabaj » était applicable à la contestation d’une décision implicite de rejet née du silence gardé par l’administration sur une demande présentée devant elle. Or, ainsi qu’il a été rappelé, tout recours gracieux constitue une « demande » à l’administration.

2.3

Comme pour la contestation des décisions implicites de rejet nées de toute demande adressée à l’administration, la contestation des décisions implicites de rejet nées d’un recours gracieux, dans le délai raisonnable de la jurisprudence « Czabaj » ne vaut que s’il est établi que le demandeur a eu connaissance de la décision.

En la matière, elle peut résulter de ce qu’il est établi :

  • Soit que l’intéressé a été clairement informé des conditions de naissance d’un refus implicite de son recours gracieux ;
  • Soit que la décision prise sur ce recours a par la suite été expressément mentionnée au cours de ses échanges avec l’administration.

Dans la première hypothèse, l’auteur du recours gracieux dispose d’un délai raisonnable pour saisir le juge, qui court, de la date de naissance de la décision implicite et, dans la seconde, de la date de l’événement établissant qu’il a eu connaissance de cette décision.

En l’espèce, la société Château Chéri ayant eu connaissance du rejet de son recours gracieux que, au plus tôt, le 7 juillet 2014, le délai raisonnable d’un an pour saisir le juge contre la décision du 2 juillet 2012 prononçant la déchéance de ses droits, ne courrait qu’à compter de cette date, de sorte que son recours, introduit le 6 septembre 2014, n’était pas tardif. Le pourvoi du ministre de l’agriculture et de l’alimentation est donc rejeté.

2.4

Une quinzaine de jours après avoir jugé que la jurisprudence « Czabaj » s’appliquait aux recours contre les actes non réglementaires pour lesquels la notification déclenche le délai de recours 8)CE 25 septembre 2020 Société La Chaumière et Mme A., req. n° 430945 : publié au recueil Lebon ; voir notre commentaire., le Conseil d’Etat poursuit donc son entreprise, toujours plus large, de précision des contours de cette jurisprudence 9)Pour une étude complète de l’application de la jurisprudence « Czabaj », voir : Droit Administratif n° 1, Janvier 2020, étude 1 / « Les contours de la jurisprudence Czabaj après trois années d’application », Etude par Cécile BARROIS DE SARIGNY, maître des requêtes au Conseil d’Etat..

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References   [ + ]

1. Le contrat d’agriculture durable était un contrat administratif signé entre l’Etat et un exploitant agricole (ou des associés exploitants dans le cadre d’une personne morale), ou une fondation, une association sans but lucratif, un établissement d’enseignement ou de recherche agricole, ou encore une personne morale de droit public, pour une durée de cinq années. Ce dernier décrivait les engagements de l’exploitant en faveur d’une agriculture durable et la contrepartie financière qui pouvait être notamment versée par l’Etat – C. rural, art. R. 311-1 et suivants ancien.
2. CE Ass. 13 juillet 2016 Czabaj, req. n° 387763, point 5 : Rec. CE, p. 340.
3. Ancien article 19 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000, CRPA, art. L. 112-3.
4. Ancien article 19 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 ; CRPA, art. L. 112-6.
5. CJA, art. R. 421-2 : « Sauf disposition législative ou réglementaire contraire, dans les cas où le silence gardé par l’autorité administrative sur une demande vaut décision de rejet, l’intéressé dispose, pour former un recours, d’un délai de deux mois à compter de la date à laquelle est née une décision implicite de rejet (…) ».
6. Ancien article 1er du décret n° 2001-492 du 6 juin 2001 ; CRPA, art. R. 112-5.
7. CE, 18 mars 2019 Jounda Nguegoh, req. n° 417270, Publié au recueil Lebon.
8. CE 25 septembre 2020 Société La Chaumière et Mme A., req. n° 430945 : publié au recueil Lebon ; voir notre commentaire.
9. Pour une étude complète de l’application de la jurisprudence « Czabaj », voir : Droit Administratif n° 1, Janvier 2020, étude 1 / « Les contours de la jurisprudence Czabaj après trois années d’application », Etude par Cécile BARROIS DE SARIGNY, maître des requêtes au Conseil d’Etat.

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