Articulation entre principe de laïcité et droit de préemption urbain : une commune est-elle autorisée à préempter un immeuble pour permettre la construction d’un édifice cultuel ? 

Catégorie

Urbanisme et aménagement

Date

January 2023

Temps de lecture

5 minutes

CE 22 décembre 2022 Commune de Montreuil, n° 447100 : mentionné dans les tables du recueil Lebon

Les relations de l’administration avec le fait religieux sont régies par le principe constitutionnel de laïcité. Pour autant, ce principe n’interdit pas en soi toute intervention publique en faveur des cultes. Il peut en être ainsi lorsque se pose la problématique de l’accès aux édifices permettant l’exercice des cultes notamment dans un contexte de déséquilibre de l’offre cultuelle existante.

Ainsi, le Conseil d’Etat vient de façon « inédite » 1)Voir les conclusions de M Arnaud SKZRYERBAK, Rapporteur public se prononcer dans cet arrêt sur l’articulation délicate entre :

  • d’une part, les principes tirés de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat : principes de laïcité, neutralité, égalité et principe d’abstention financière à l’égard des cultes ;
  • et d’autre part, le droit de préemption urbain : outil particulièrement apprécié des personnes publiques pour s’assurer la maîtrise foncière de leurs opérations publiques d’aménagement.

La décision contestée par les propriétaires de la parcelle préemptée indiquait que cette préemption avait pour but de « permettre la réalisation d’un équipement collectif d’intérêt général à vocation cultuelle consistant en une extension du centre socio-cultuel et [de ses] aires de stationnement ».

Concrètement, le projet en cause consistait à agrandir la mosquée existante et son parking, édifiés sur une parcelle voisine, en augmentant sa capacité d’accueil et en créant des salles de classe, de conférences et une bibliothèque consacrées à l’enseignement religieux.

Par ailleurs, il s’agissait d’un cas admis par la jurisprudence de « préemption pour autrui » 2)Voir sous les conclusions de M. Arnaud SKZRYERBAK, Rapporteur public : CE 31 mars 1989 Société d’ingénierie et de développement économique et ville d’Arceuil req n°81113, 89361 ou CE 6 février 2006 Commune de Lamotte-Beuvron, req n°266821 puisque cette préemption s’inscrivait dans le cadre d’un bail emphytéotique administratif conclu entre la commune de Montreuil et la fédération cultuelle des associations musulmanes de Montreuil pour la réalisation du projet en cause d’agrandissement de l’édifice cultuel.

1             C’est d’abord sous l’angle du financement public des cultes que le Conseil d’Etat aborde la question.

Pour mémoire, aux termes des articles 1er, 2 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat, la République assure (i) la liberté de conscience, et la liberté des cultes et (ii) ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. L’article 19 de cette même loi ajoute que les associations cultuelles ne peuvent, à l’exception des sommes allouées pour réparations aux édifices affectés au culte public, « sous quelque forme que ce soit, recevoir des subventions de l’Etat, des départements et des communes ».

Comme le rappelle le Conseil d’Etat, le principe tiré de ces dispositions veut que :

« les collectivités publiques peuvent seulement financer les dépenses d’entretien et de conservation des édifices servant à l’exercice public d’un culte dont elles sont demeurées ou devenues propriétaires lors de la séparation des Eglises et de l’Etat ou accorder des concours aux associations cultuelles pour des travaux de réparation d’édifices cultuels et qu’il leur est interdit d’apporter une aide à l’exercice d’un culte. Les collectivités publiques ne peuvent donc, aux termes de ces dispositions, apporter aucune contribution directe ou indirecte à la construction de nouveaux édifices cultuels ».

Tant les juges du tribunal administratif de Montreuil 3)TA Montreuil 1er février 2018, Consorts Marotte, req n° 1702610 que de la cour administrative d’appel de Versailles  4)CAA Versailles 1er octobre 2022, Consorts Marotte, req n° 18VE01088 avaient vu dans la décision de la commune de Montreuil  -dont le but était de laisser la parcelle de « façon exclusive et pérenne » à la disposition d’une association cultuelle-, un engagement direct des finances de la commune et donc une dépense prohibée par la loi de 1905.

Le Conseil d’Etat invalide cette analyse en estimant :

  • d’une part, que le principe constitutionnel de laïcité ne fait pas en soi obstacle à ce qu’une décision de préemption soit prise en vue de la réalisation d’un équipement collectif d’intérêt général à vocation cultuelle, à condition que les principes de neutralité à l’égard des cultes et du principe d’égalité soient respectés ;
  • d’autre part, qu’une décision de préemption au bénéfice d’une association cultuelle n’est pas « par elle-même » constitutive une aide aux cultes prohibée.

Toutefois, le Conseil d’Etat pose des limites en exigeant que la mise en œuvre d’une telle décision de préemption se fasse « dans des conditions qui excluent toute libéralité, et par suite, toute aide directe et indirecte au culte ».

Pour comprendre ce positionnement, il faut relire les conclusions du rapporteur public qui évoque plusieurs situations où la neutralité financière est assurée et/ou l’intervention par voie de préemption se fait dans le respect de la loi de 1905  :

  • soit la commune revend le bien acquis par voie de préemption à prix coûtant, c’est-à-dire, au montant exact de la préemption : « l’opération est alors neutre pour les finances communales » et « s’il peut y avoir une forme d’aide à permettre à l’association d’entrer en possession d’un bien à un prix auquel le vendeur n’aurait pas spontanément consenti, c’est une aide qui n’aura rien coûté à la commune » ;
  • soit la commune consent sur ce bien un bail emphytéotique intégrant d’une redevance modique: « dans ce cas, il y aura bien une aide de sa part mais cette dérogation à la loi de 1905 est prévue par une disposition législative ».

Le Conseil d’Etat renvoie à une analyse au cas par cas des conditions d’acquisition des biens destinés à des édifices religieux et/ou de leur mise à disposition auprès d’associations cultuelles.

Il invite donc les autorités préemptrices à répondre à la question suivante : l’opération de préemption prise dans le but de réaliser et/ou de soutenir un édifice religieux sera-t-elle ou non « neutre » pour les finances communales ?

2             Puis, c’est sous l’angle plus classique de la notion d’opération d’aménagement que le Conseil d’Etat valide la décision de préemption contestée.

Suivant une lecture combinée des articles L. 210-1 et L. 300-1 du code de l’urbanisme, les collectivités territoriales sont fondées à user du droit de préemption pour permettre la réalisation d’actions ou opérations d’aménagement comme la réalisation d’« équipements collectifs ».

Le débat devant le Conseil d’Etat s’est porté en particulier sur cette notion d’équipement collectif. De jurisprudence constante, l’équipement collectif en cause doit pour légitimer une préemption être d’une certaine ampleur 5)Citée par le rapporteur public : CE 6 mai 2009, Commune du Plessis-Trevise, req n°311167 – que le projet soit autonome ou adossé à un projet plus global-.

Alors que les juges d’appel avaient regardé le projet d’édifice en cause comme d’une « ampleur insuffisante » 6)CAA Versailles 1er octobre 2022, Consorts Marotte, req n° 18VE01088 pour recevoir cette qualification d’équipement collectif, les juges du Palais Royal infirment cette analyse en estimant que le projet, eu égard à son objet et son ampleur, pouvait être regardé comme un équipement collectif au sens des dispositions du code de l’urbanisme.

3             Enfin et réglant l’affaire au fond, le Conseil d’Etat tranche la question centrale à savoir : est-ce qu’une préemption exercée dans un but cultuel évident présente un « intérêt général » au sens de l’article L. 210-1 du code de l’urbanisme, et partant est légale ?  

La réponse à cette question n’était pas évidente.

En effet, il faut relever que le rapporteur public invitait le Conseil d’Etat à annuler la décision de préemption au motif que « la réalisation d’un édifice cultuel n’est pas, par elle-même, un motif légal de préemption ».

A la lecture de ses conclusions, on comprend que c’est parce que la préemption en cause tendait à répondre « uniquement » à un besoin cultuel qu’elle devait être censurée. En effet, suivant son analyse, il aurait pu en être autrement si la préemption avait été justifiée par d’autres buts comme « la nécessité de répondre à un trouble à l’ordre public résultant de l’absence de lieu de culte ou à des projets mixtes, mêlant le cultuel et le culturel » 7)Voir les conclusions de M Arnaud SKZRYERBAK, Rapporteur public.

S’écartant toutefois de la position de son rapporteur public, le Conseil d’Etat considère, dans une formule concise, que « la seule circonstance que l’équipement collectif en vue duquel le droit de préemption est exercé vise à permettre l’exercice d’un culte n’est pas de nature à faire regarder la réalisation du projet comme ne répondant pas à un intérêt général suffisant ».

 

 

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References   [ + ]

1, 7. Voir les conclusions de M Arnaud SKZRYERBAK, Rapporteur public
2. Voir sous les conclusions de M. Arnaud SKZRYERBAK, Rapporteur public : CE 31 mars 1989 Société d’ingénierie et de développement économique et ville d’Arceuil req n°81113, 89361 ou CE 6 février 2006 Commune de Lamotte-Beuvron, req n°266821
3. TA Montreuil 1er février 2018, Consorts Marotte, req n° 1702610
4, 6. CAA Versailles 1er octobre 2022, Consorts Marotte, req n° 18VE01088
5. Citée par le rapporteur public : CE 6 mai 2009, Commune du Plessis-Trevise, req n°311167

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