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CE 29 novembre 2019 M. A.., req. n° 410689 : Rec. CE
1 Le contexte du pourvoi
Par un arrêté du 14 août 2001, le préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris, a délivré à l’État un permis de construire en vue de la réalisation de deux bâtiments provisoires de trois étages à usage d’enseignement supérieur, d’une surface hors œuvre nette d’un peu plus de 1 000 mètres carrés, dans les jardins de l’École nationale supérieure des Beaux-arts, située 14 rue Bonaparte dans le 6ème arrondissement de Paris, en bordure de la propriété de M. A….
La notice architecturale de la demande de permis précisait que les locaux « avaient un caractère provisoire, durant les travaux de restructuration du site de l’école des Beaux-arts, et qu’ils étaient installés pour une durée prévisionnelle de quatre ans ».
Ces bâtiments étant situés au milieu de monuments historiques, l’accord de l’architecte des bâtiments de France était requis 1)Article 13 bis de la loi du 31 décembre 1913 et article R. 421-38-4 du code de l’urbanisme dans sa version applicable au litige. , sauf évocation par le ministre chargé de la culture. En l’espèce, la ministre de la culture a évoqué le dossier, et a relevé le caractère provisoire des bâtiments dans son avis favorable. De même, le comité de décentralisation n’a accordé son agrément qu’à la condition que la durée d’utilisation des bâtiments soit limitée.
Onze ans plus tard, par trois courriers du 18 avril 2012, M. A…, dont l’hôtel particulier donne sur les bâtiments provisoires, a demandé au ministre de la culture et de la communication, au directeur de l’École nationale supérieure des Beaux-arts et au directeur de l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Malaquais de procéder à l’enlèvement de ces bâtiments.
M. A… a ensuite demandé au tribunal administratif de Paris d’annuler pour excès de pouvoir les décisions implicites de rejet nées du silence gardé par ces autorités et de leur enjoindre de procéder à l’enlèvement de ces ouvrages.
Par un jugement du 19 décembre 2013 2)Req. n°s 1214618, 1215028 et 1215025., le tribunal administratif de Paris a rejeté ces demandes.
Puis, par un arrêt du 11 février 2016 3)Req. n° 14PA00811., la cour administrative d’appel de Paris a rejeté l’appel formé par M. A… contre ce jugement.
Les juges du fond ont estimé que les conclusions dirigées contre le refus de démolir étaient absorbées par celles réclamant une injonction de le faire 4)CE 13 février 2009 Cté de communes du canton de Saint-Malo de la Lande, req. n° 295885 : mentionné dans les tables du Rec. CE.. Dès lors, ils ont considéré qu’il leur appartenait d’apprécier, dans un premier temps, si l’ouvrage était irrégulièrement implanté avant de rechercher, dans un second temps et conformément à la jurisprudence du Conseil d’État 5) CE 29 janvier 2003 Syndicat départemental de l’électricité et du gaz des Alpes Maritimes et Commune de Clans, req. nº 245239 : Rec. CE ; CE 13 février 2009 Cté de communes du canton de Saint-Malo de la Lande, req. n° 295885 : mentionné dans les tables du Rec. CE., si la situation pouvait être régularisée puis, dans la négative, si la démolition ne portait pas une atteinte excessive à l’intérêt général. Néanmoins, sur le fond, ils ont jugé que les bâtiments litigieux n’étaient pas irrégulièrement implantés.
M. A… s’est alors pourvu en cassation devant le Conseil d’Etat contre cet arrêt.
C’est dans ce cadre que le Conseil d’Etat a été amené à compléter son édifice jurisprudentiel en matière de contentieux de la démolition des ouvrages publics, en reconnaissant que le juge du plein contentieux peut être saisi directement d’une demande tendant à ce que soit ordonnée la démolition d’un ouvrage public dont il est allégué qu’il est irrégulièrement implanté.
2 La décision du Conseil d’Etat
2.1 Sur l’admission du pourvoi
Tout d’abord, le Conseil d’Etat écarte la fin de non-recevoir soulevée par la défense, tirée de ce que le pourvoi formé par M. A… serait tardif.
Il établit en effet qu’il ressort des mentions de l’avis de réception du pli recommandé notifiant l’arrêt du 11 février 2016 à M. A… que ce pli, n’ayant pas été avisé au motif d’un défaut d’accès ou d’adressage, n’a pas été remis à l’intéressé, mais qu’il ressort toutefois des pièces du dossier que l’adressage de ce pli était lisible et que le domicile de M. A… dispose d’une boîte aux lettres donnant sur la voie publique.
Dès lors, le délai de recours n’est pas opposable au requérant et son pourvoi est recevable.
Ensuite, le Conseil d’Etat décide de régler l’affaire au fond en application de l’article L. 821-2 du code de justice administrative 6)Pour mémoire, d’après cet article : « S’il prononce l’annulation d’une décision d’une juridiction administrative statuant en dernier ressort, le Conseil d’Etat peut soit renvoyer l’affaire devant la même juridiction statuant, sauf impossibilité tenant à la nature de la juridiction, dans une autre formation, soit renvoyer l’affaire devant une autre juridiction de même nature, soit régler l’affaire au fond si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie. »., reconnaissant que M. A… est fondé à demander l’annulation de l’arrêt qu’il attaque.
Il rappelle qu’il ressortait en effet des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l’arrêté du 14 août 2001 avait été pris pour la réalisation de locaux provisoires, ceux-ci devant être installés pour une durée prévisionnelle de quatre ans à compter du mois de juillet 2001. Dans ces conditions, ce permis de construire, bien que son terme ne soit pas mentionné explicitement dans le formulaire de demande, devait être regardé comme ayant été délivré pour une durée de 4 ans.
Le Conseil d’Etat en déduit une inexacte interprétation de l’arrêté du 14 août 2001 et de sa portée faite par la cour administrative d’appel de Paris, qui avait jugé, au contraire, que ce permis n’avait pas été délivré pour une durée limitée.
2.2 Sur le règlement du litige
2.2.1 Précisions sur l’office du juge administratif
En premier lieu, le Conseil d’Etat consacre la position adoptée par la cour administrative d’appel de Paris en ce qui concerne l’office du juge administratif et définit les contours d’un recours de plein contentieux ad hoc, permettant au requérant d’obtenir l’enlèvement ou la démolition d’un ouvrage public dont il est allégué qu’il est irrégulièrement implanté.
Dans ses conclusions 7)Page 7., le rapporteur public Guillaume Odinet avait d’ailleurs démontré que le contentieux en cause était « tourné vers l’injonction », et qu’il s’agissait « moins d’un contentieux de légalité qu’un contentieux de défense, sinon d’un droit, du moins d’un intérêt – c’est-à-dire une action en démolition, que le juge civil rattache à une action en responsabilité ou en défense du droit de propriété », et conclu que « pour la cohérence d’ensemble du régime juridictionnel de ce type d’action », le Conseil devait admettre « qu’il s’agit d’un contentieux de pleine juridiction », et « préciser que le juge peut être saisi directement de conclusions tendant à ce qu’il ordonne la démolition d’un ouvrage public » et non plus de l’annulation.
Ainsi, suivant ses conclusions, le Conseil d’Etat déclare qu’il appartient au juge administratif, juge de plein contentieux, de déterminer, en fonction de la situation de droit et de fait existant à la date à laquelle il statue :
- si l’ouvrage est irrégulièrement implanté ;
- puis, si tel est le cas, de rechercher, d’abord, si eu égard notamment à la nature de l’irrégularité, une régularisation appropriée est possible ;
- puis, dans la négative, de prendre en considération, d’une part les inconvénients que la présence de l’ouvrage entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence, notamment, le cas échéant, pour le propriétaire du terrain d’assiette de l’ouvrage, d’autre part, les conséquences de la démolition pour l’intérêt général, et d’apprécier, en rapprochant ces éléments, si la démolition n’entraîne pas une atteinte excessive à l’intérêt général.
2.2.2 Application de la grille de lecture au cas d’espèce et mise en balance des intérêts
En second lieu, le Conseil d’Etat applique cette méthode en l’espèce, après avoir reconnu l’intérêt à agir du requérant, dont les intérêts sont lésés de façon suffisamment grave et certaine, dès lors que les ouvrages litigieux sont visibles depuis son fonds et créent des vues sur celui-ci. Ainsi, leur maintien affecte les conditions de jouissance par le requérant de son bien.
Il relève ensuite que les deux bâtiments temporaires ont été autorisés pour une durée de quatre ans à compter de l’été 2001. Dès lors, « ces ouvrages ayant été maintenus sans autorisation au-delà de ce délai, ils sont irrégulièrement implantés. ».
Suivant les règles édictées, la Haute-Juridiction, après avoir relevé l’irrégularité, recherche si une régularisation est possible.
Sur ce point, elle note que l’accord du ministre chargé de la culture, au titre de la protection des monuments historiques et des sites, n’a été donné qu’en raison du caractère provisoire de l’ouvrage, et déclare « eu égard à l’atteinte qu’ils portent au caractère et à l’intérêt des monuments historiques et du site dans lequel ils sont implantés, un permis de construire ne saurait être délivré en vue de l’édification de tels bâtiments sans méconnaitre les dispositions du règlement du plan local d’urbanisme de la ville de Paris », et conclut à l’impossibilité de régulariser.
Faute de régularisation possible, le Conseil d’Etat entre alors dans l’examen du bilan de l’utilité des ouvrages publics, en prenant en considération les inconvénients que la présence de l’ouvrage entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence, ainsi que les inconvénients à démolir l’ouvrage public, en appréciant, sur cette base, si la démolition n’entraîne pas une atteinte excessive à l’intérêt général 8)CE 13 février 2009 Cté de communes du canton de Saint-Malo de la Lande, req. n° 295885 : mentionné dans les tables du Rec. CE : dans cette affaire, la demande de démolition de l’ouvrage avait été rejetée pour une raison d’intérêt général..
Ce sont en effet ces nombreux inconvénients qui avaient justifié l’adage « ouvrage public mal planté ne se détruit pas », résultant de la jurisprudence Robin de la Grimaudière 9)CE 7 juillet 1853. C’est ensuite la décision du Conseil d’Etat Epoux Denard et Martin du 19 avril 1991 (req. n° 18275) qui a remis en cause, pour la première fois, cet adage, en jugeant, d’une part, que l’administration n’est pas tenue de rejeter une demande tendant à la destruction d’un ouvrage public, d’autre part, que le juge de l’excès de pouvoir exerce un contrôle restreint sur l’appréciation à laquelle elle se livre pour refuser d’engager la procédure de destruction d’un tel ouvrage., à savoir l’utilité publique de l’ouvrage, ou la protection des finances publiques.
En l’espèce, le Conseil d’Etat considère que :
« le maintien de ces bâtiments préfabriqués en acier et en verre installés entre le palais des études et le jardin de l’hôtel de Chimay de l’École nationale supérieure des Beaux-arts, classée au titre des monuments historiques, porte une atteinte substantielle à l’intérêt et au caractère de leur site d’implantation et de leur environnement proche et présente ainsi un inconvénient majeur pour l’intérêt public qui s’attache à la préservation du patrimoine ».
On remarquera ici que c’est sans faire mention des intérêts du requérant, que le Conseil d’État fonde son argumentation sur des considérations esthétiques et patrimoniales, relevant donc de l’intérêt public.
Il relève en outre que :
« il ne résulte pas de l’instruction, contrairement à ce qui est soutenu en défense, que la continuité du service public de l’enseignement supérieur rendrait indispensable le maintien de ces ouvrages, ni que l’intérêt qui s’attache à la proximité géographique entre les locaux d’enseignement de l’École nationale supérieure des Beaux-arts et l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais ne puisse être satisfait autrement que par l’usage continu de tels bâtiments, qui n’ont pas été conçus pour une implantation pérenne et une utilisation permanente comme locaux d’enseignement, et ne peuvent, dès lors, être regardés comme permettant d’assurer les missions d’enseignement supérieur et de recherche dans des conditions satisfaisantes. En outre, il n’est pas établi que, plus de dix-huit ans après l’installation des bâtiments provisoires, les travaux qui les avaient justifiés n’auraient pas pu être menés à bien ; il résulte au contraire de l’instruction que l’État et les établissements d’enseignement supérieurs ont décidé et engagé plusieurs programmes de travaux au cours de la quinzaine d’années ayant suivi la date à laquelle ces bâtiments devaient être démontés. ».
A la suite de cette mise en balance, et suivant les conclusions du rapporteur public Guillaume Odinet, la Haute-Juridiction considère que « la démolition des ouvrages litigieux ne saurait être regardée comme entraînant une atteinte excessive à l’intérêt général ».
Sur le fond, le Conseil d’État infirme donc la décision retenue en appel, en déclarant irrégulière l’implantation des ouvrages litigieux et en ordonnant leur destruction.
En conséquence, l’arrêt du 11 février 2016 de la cour administrative d’appel de Paris et le jugement du tribunal administratif de Paris du 19 décembre 2013 sont annulés ; et il est enjoint au ministre de la culture de démolir les deux bâtiments à usage de locaux d’enseignement supérieur implantés dans les jardins de l’École nationale supérieure des Beaux-arts avant le 31 décembre 2020.
En conclusion, on remarquera que la tendance jurisprudentielle dégagée par les décisions du Conseil d’État depuis plusieurs années est sans équivoque : non seulement l’ouvrage public mal implanté se détruit, mais le parcours contentieux du propriétaire désireux d’obtenir cette destruction se simplifie. Ainsi, un requérant n’est plus tenu d’obtenir l’annulation pour excès de pouvoir d’un refus de démolition d’ouvrage public pour pouvoir solliciter du juge de l’exécution qu’il ordonne à l’administration de procéder à la remise en état.
Il lui est désormais possible d’exercer un recours de pleine juridiction, et donc de réclamer directement la démolition de l’ouvrage en faisant valoir l’existence d’un préjudice, à charge pour le juge de contrôler successivement la régularité de l’implantation de l’ouvrage, la possibilité d’une régularisation, puis le bilan d’une mesure de démolition au regard des intérêts publics et privés.
Ainsi, comme l’a relevé le rapporteur public Guillaume Odinet en introduction de ses conclusions sur l’affaire, « le contentieux de la démolition des ouvrages publics a quelque chose d’une comète jurisprudentielle : vous en voyez rarement passer, mais chacun de ses passages – ou presque – est à marquer d’une pierre blanche dans votre jurisprudence. ».
References
1. | ↑ | Article 13 bis de la loi du 31 décembre 1913 et article R. 421-38-4 du code de l’urbanisme dans sa version applicable au litige. |
2. | ↑ | Req. n°s 1214618, 1215028 et 1215025. |
3. | ↑ | Req. n° 14PA00811. |
4. | ↑ | CE 13 février 2009 Cté de communes du canton de Saint-Malo de la Lande, req. n° 295885 : mentionné dans les tables du Rec. CE. |
5. | ↑ | CE 29 janvier 2003 Syndicat départemental de l’électricité et du gaz des Alpes Maritimes et Commune de Clans, req. nº 245239 : Rec. CE ; CE 13 février 2009 Cté de communes du canton de Saint-Malo de la Lande, req. n° 295885 : mentionné dans les tables du Rec. CE. |
6. | ↑ | Pour mémoire, d’après cet article : « S’il prononce l’annulation d’une décision d’une juridiction administrative statuant en dernier ressort, le Conseil d’Etat peut soit renvoyer l’affaire devant la même juridiction statuant, sauf impossibilité tenant à la nature de la juridiction, dans une autre formation, soit renvoyer l’affaire devant une autre juridiction de même nature, soit régler l’affaire au fond si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie. ». |
7. | ↑ | Page 7. |
8. | ↑ | CE 13 février 2009 Cté de communes du canton de Saint-Malo de la Lande, req. n° 295885 : mentionné dans les tables du Rec. CE : dans cette affaire, la demande de démolition de l’ouvrage avait été rejetée pour une raison d’intérêt général. |
9. | ↑ | CE 7 juillet 1853. C’est ensuite la décision du Conseil d’Etat Epoux Denard et Martin du 19 avril 1991 (req. n° 18275) qui a remis en cause, pour la première fois, cet adage, en jugeant, d’une part, que l’administration n’est pas tenue de rejeter une demande tendant à la destruction d’un ouvrage public, d’autre part, que le juge de l’excès de pouvoir exerce un contrôle restreint sur l’appréciation à laquelle elle se livre pour refuser d’engager la procédure de destruction d’un tel ouvrage. |