Responsabilité du maître d’œuvre : celui qui ne dit pas commet un manquement à son devoir de conseil, y compris lorsqu’il s’agit de l’évolution des normes réglementaires applicables à l’ouvrage intervenue au cours de sa réalisation

Catégorie

Contrats publics

Date

January 2021

Temps de lecture

4 minutes

CE 10 décembre 2020 Commune de Biache-Saint-Vaast, req. n° 432783 : mentionné dans les tables du recueil Lebon

Le devoir de conseil du maître d’œuvre vis-à-vis du maître d’ouvrage est à l’origine de nombreuses jurisprudences. La présente décision du 10 décembre 2020 offre d’utiles précisions sur l’étendue de cette obligation et rappelle encore et toujours la règle selon laquelle le maître d’œuvre qui s’abstient de signaler un élément qui permettrait au maître d’ouvrage de ne pas réceptionner l’ouvrage ou d’émettre des réserves de mise en conformité engage sa responsabilité.

Retour sur les faits : la commune de Biache-Saint-Vaast a conclu un marché de maîtrise d’œuvre avec M.A, architecte, pour la construction d’une salle polyvalente. Les travaux ont été réceptionnés sans réserve le 27 juillet 1999. Par la suite, les dispositions de la salle se sont avérées non conformes aux normes d’isolation acoustique applicables au moment des travaux. La commune a donc demandé la condamnation de son maître d’œuvre en réparation du préjudice subi et le tribunal administratif de Lille a fait droit à cette demande en réduisant le montant de l’indemnité sollicitée. La cour administrative d’appel de Douai a annulé ce jugement en ce qu’il avait limité le montant de la condamnation et c’est dans ce contexte que le maître d’œuvre se pourvoit en cassation.

Avant de développer plus avant la question de la responsabilité du maître d’œuvre, quelques précisions seront apportées sur la prescription de l’action du maître d’ouvrage, soulevée par le maître d’œuvre aux fins d’écarter la demande de la commune.

Brièvement, l’article 2262 du code civil dans sa rédaction applicable au moment de la réception des travaux en 1999 prévoyait une prescription de 30 ans pour toutes les actions tant réelles que personnelles, c’est-à-dire y compris celles engagées par un maître d’ouvrage à l’égard de son maître d’œuvre. A la suite de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription civile, l’article 1792-4-3 du code civil a fixé désormais le délai de prescription des actions en responsabilité dirigées contre les constructeurs à 10 ans à compter de la réception des travaux, le maître d’œuvre se fondait donc sur cette disposition pour soutenir que l’action de la commune était prescrite. Cependant, les dispositions transitoires de cette loi prévoient que lorsque la durée de la prescription est réduite par certaines dispositions, celles-ci s’appliquent aux prescriptions à compter du jour de l’entrée en vigueur de la présente loi, soit le 19 juin 2008.

Le Conseil d’Etat rappelle d’abord qu’aucune règle applicable en droit public n’a eu pour effet de limiter le délai à 10 ans dans lequel cette responsabilité était susceptible d’être recherchée 1)CE 14 mai 2008 OPAC de la Seine-Maritime, req. n° 295253. et considère donc qu’à la date de réception des travaux (27 juillet 1999), l’action du maître d’ouvrage se prescrivait par 30 ans et le délai de 10 ans n’avait pu commencer à courir qu’à compter du 19 juin 2008 : la créance de la commune n’était donc pas prescrite au moment de l’enregistrement de sa demande indemnitaire le 28 mai 2014.

Revenons ensuite à la question de la responsabilité du maître d’œuvre pour manquement à son devoir de conseil.

On le sait et depuis longtemps déjà, la responsabilité du maître d’œuvre peut être engagée lorsqu’il s’est abstenu d’appeler l’attention du maître d’ouvrage sur des désordres affectant l’ouvrage et dont ils pouvaient avoir connaissance, privant ainsi la personne publique de la possibilité de ne pas réceptionner l’ouvrage ou d’assortir la réception de réserves 2)CE 28 janvier 2011 Société cabinet d’études Marc Merlin, req. n° 330693..

Ici, il ne s’agissait pas de désordres à proprement dit mais de la méconnaissance des nouvelles normes acoustiques applicables à l’ouvrage et intervenues au cours de sa réalisation. Pour autant le Conseil d’Etat juge que le devoir de conseil implique que « le maître d’œuvre signale au maître d’ouvrage l’entrée en vigueur, au cours de l’exécution des travaux, de toute nouvelle réglementation applicable à l’ouvrage, afin que celui-ci puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à la mise en conformité de l’ouvrage ».

On comprend bien l’objectif, affiché d’ailleurs par le rapporteur public 3)Concl. M. Pichon de Vendeuil, sur CE 10 décembre 2020 Commune de Biache-Saint-Vaast, req. n° 432783 : mentionné dans les tables du recueil Lebon. : la responsabilité du maître d’œuvre au titre de son devoir de conseil s’apprécie dans la perspective de la réception de l’ouvrage, ce qui implique nécessairement qu’il conseille le maître d’ouvrage au regard des circonstances de fait mais aussi de droit susceptibles d’intervenir jusqu’à la date de réception de l’ouvrage.

Par conséquent, le maître d’œuvre qui s’est abstenu de (i) signaler au maître d’ouvrage le contenu de nouvelles normes acoustiques et leur nécessaire impact sur le projet et (i) de l’alerter de la non-conformité de la salle polyvalente à ces normes lors des opérations de réception alors qu’il en avait eu connaissance en cours de chantier engage sa responsabilité pour défaut de conseil.

Relevons enfin que la faute du maître d’ouvrage dans l’exercice de ses pouvoirs de contrôle a été retenue au motif qu’il aurait dû connaître la nouvelle réglementation, exonérant ainsi partiellement la responsabilité du maître d’œuvre à hauteur de seulement 20 %. Cela semble être motivé par le fait que la nouvelle réglementation avait fait l’objet d’une publicité à grande échelle auprès des collectivités. Bien que le pourcentage de responsabilité reste limité, le principe d’avoir retenu la faute du maître d’ouvrage nous paraît critiquable puisque la connaissance de l’existence d’une norme ne signifie pas sa maîtrise technique et que c’est bien dans l’objectif d’être conseillé techniquement sur les aspects de l’ouvrage qu’un maître d’ouvrage décide d’être accompagné par un maître d’œuvre.

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