Un candidat évincé dont l’offre était irrégulière peut se prévaloir de l’irrégularité de l’offre de la société attributaire

Catégorie

Contrats publics, Droit administratif général

Date

June 2020

Temps de lecture

5 minutes

CE 27 mai 2020 Société Clean Building, req. n° 435982 : mentionné aux Tables du Rec. CE

La collectivité territoriale de Martinique a lancé au mois de février 2019 un appel d’offres en vue de l’attribution d’un accord-cadre ayant pour objet des prestations de nettoyage des locaux et de sites, divisé en 9 lots. Au terme de la procédure, les lots n° 1 à 6 ainsi que le lot n° 9 ont été attribués à la société Sadis’nov, le lot n° 7 à la société Médianet et le lot n° 8 à la société Clean Building, les offres présentées par cette dernière pour l’attribution des autres lots ayant été rejetées. La société Clean Building a été informée de cette décision par un courrier de la collectivité territoriale du 22 août 2019.

Elle a alors formé un référé précontractuel devant le tribunal administratif de la Martinique, sur le fondement de l’article L. 551-1 du code de justice administrative, en demandant l’annulation de la procédure de passation du marché pour les lots qui ne lui ont pas été attribués. Le marché a cependant été conclu le 6 septembre 2019 dans la matinée, soit postérieurement à la réception par les services de la collectivité territoriale de la télécopie et du courrier électronique de l’avocat de la société Clean Building. La collectivité territoriale ayant signé le marché en méconnaissance de l’obligation prévue à l’article L. 551-4 du code de justice administrative, la société Clean Building a dû présenter de nouvelles conclusions en référé contractuel, sur le fondement de l’article L. 551-13 du code de justice administrative. Toutefois, après avoir constaté qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur la demande présentée sur le fondement de l’article L. 551-1 du code de justice administrative dès lors que le marché avait été signé, le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique a rejeté le surplus des conclusions en référé contractuel. C’est contre cette ordonnance n° 1900526 du 30 septembre 2019 rendue par le tribunal administratif de la Martinique que la société Clean Building s’est pourvue en cassation devant le Conseil d’Etat.

La société Clean Building contestait tout d’abord l’absence de fixation d’une pénalité à la charge de la collectivité territoriale, alors même que le contrat a été signé en violation du délai de suspension qui commence à courir dès la réception de la notification du référé précontractuel.  Le Conseil d’Etat rappelle sur ce point qu’en vertu des dispositions de l’article L. 551-20 du code de justice administrative, le juge du référé contractuel est tenu de sanctionner une telle méconnaissance de l’effet suspensif induit par le référé précontractuel, soit en annulant ou en résiliant le contrat, soit en prononçant une pénalité financière ou une réduction de la durée du contrat. Les 7ème et 2ème chambres réunies ont donc estimé que le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique avait méconnu son office en ne s’interrogeant même pas sur l’exercice de ce pouvoir de sanction.

La requérante contestait également les motifs de rejet de ses conclusions en annulation des contrats présentées devant le juge des référés. Elle contestait en premier lieu devant celui-ci les explications apportées à la collectivité territoriale par la société Sadis’nov pour justifier que les prix proposés dans ses offres n’étaient pas anormalement bas, en application des dispositions de l’article 53 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, dont la substance a été reprise à l’article L. 2152-6 du code de la commande publique, et de l’article 60 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics, repris aux articles R. 2152-3 et R. 2152-4 du code de la commande publique. Le Conseil d’Etat a toutefois jugé que la société Clean Building ne démontrait pas de manière probante que la cadence de travail moyenne déterminée par la société Sadis’nov ne lui permettait pas de réaliser les prestations attendues par les prescriptions du marché au prix proposé. Les juges du Palais Royal ont donc considéré que le juge des référés n’avait ni dénaturé les pièces du dossier ni commis d’erreur de droit.

La réponse au moyen relatif à l’offre de la société Médianet, attributaire du lot n° 7, constitue l’apport véritablement nouveau de la décision rendue par les 7ème et 2ème chambres, justifiant ainsi son inscription aux Tables du Recueil Lebon. Tout en considérant que les explications apportées par Médianet n’étaient pas suffisantes pour que le prix qu’elle proposait ne soit pas regardé comme manifestement sous-évalué, le juge des référés a rejeté le moyen présenté par la société Clean Building au motif que son offre était elle-même irrégulière, faute pour elle d’avoir répondu à la demande de justifications que lui avait adressée la collectivité territoriale, qui la suspectait également d’être anormalement basse. Ce faisant, le juge des référés pensait sans doute être à l’abri de la critique et faire une application classique des règles jurisprudentielles.

Le rapporteur public Gilles Pélissier a rappelé dans ses conclusions 1)Conclusions de Gilles Pélissier, rapporteur public l’état de la jurisprudence du Conseil d’Etat selon laquelle un candidat dont l’offre était elle-même irrégulière ne peut jamais être regardé comme lésé par le choix de l’offre d’un candidat irrégulièrement retenu, l’irrégularité de ce choix n’étant pas la cause de son éviction 2)CE 11 avril 2012 Syndicat Ody 1218 newline du Lloyd’s de Londres et autres, req. n° 354652 : mentionné aux Tables du Rec. CE, à moins que cette irrégularité ne soit le résultat du manquement qu’il dénonce 3)CE 12 mars 2012 Société Clear Channel France, req. n° 353826 : publié au Rec. CE. Gilles Pélissier a toutefois relevé que la Cour de justice de l’Union européenne avait, par plusieurs arrêts, jugé que l’irrégularité de l’offre d’un candidat évincé ne pouvait le priver de la possibilité de faire valoir que l’offre retenue était elle-même irrégulière. Dans un arrêt Fastweb du 4 juillet 2013, la Cour a ainsi jugé que, dans une telle hypothèse, « chacun des concurrents peut faire valoir un intérêt légitime équivalent à l’exclusion de l’offre des autres, pouvant aboutir au constat de l’impossibilité, pour le pouvoir adjudicateur, de procéder à la sélection d’une offre régulière » 4)CJUE 4 juillet 2013 Fastweb, req. n° C-100/12. Le constat de cette impossibilité de procéder à la sélection d’une offre régulière ouvre donc la voie au lancement d’une nouvelle procédure.

Gilles Pélissier souligne à cet égard dans ses conclusions que :

« ce qui apparaît donc déterminant pour la cour est de garantir l’effet potentiellement utile du recours qui est à la fois d’éviter que le contrat soit attribué à une offre irrégulière et de donner une chance aux candidats évincés de présenter de nouvelles offres régulières dans le cadre d’une nouvelle procédure régulière, rétablissant ainsi les conditions d’une égale concurrence ».

Cette solution est logique et les 7ème et 2ème chambres réunies ont suivi les conclusions du rapporteur public en jugeant que le juge des référés avait commis une erreur de droit en se fondant sur l’irrégularité de l’offre de la société Clean Building pour juger qu’elle ne pouvait se plaindre d’avoir perdu une chance d’obtenir le contrat.

Le Conseil d’Etat a donc annulé l’ordonnance du 30 septembre 2019 et, réglant l’affaire au fond, a annulé le lot n° 7 attribué à la société Médianet et infligé une pénalité de 10 000 euros à la collectivité territoriale de Martinique sur le fondement de l’article L. 551-20 du code de justice administrative.

En conclusion, par sa décision Société Clean Building, le Conseil d’Etat a abandonné sa jurisprudence Syndicat Ody 1218 newline du Lloyd’s de Londres et autres de 2012 et juge désormais que la circonstance que l’offre du concurrent évincé, auteur du référé contractuel, soit irrégulière ne fait plus obstacle à ce qu’il puisse se prévaloir de l’irrégularité de l’offre de la société attributaire du contrat en litige. Tel est notamment le cas lorsqu’une offre peut être assimilée à une offre irrégulière en raison de son caractère anormalement bas.

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